Ceux qui, dans les pays occidentaux, ont eu l’occasion d’écouter la musique contemporaine lituanienne, et en particulier les œuvres de Bronius Kutavičius (né en 1932), l’un des principaux compositeurs lituaniens actuel, ont immédiatement remarqué la sonorité « exotique » de cette musique, qui leurs paraissait fort intéressante, attirante, mais en même temps très étrange et inhabituelle. Même parmi les voisins les plus proches, les Polonais, les œuvres de Bronius Kutavičius et de Feliksas Bajoras (né en 1934) suscitaient il n’y a encore pas si longtemps d’ « intéressantes discussions sur l’exotisme de cette musique inconnue mais émouvante »[1]. Les compositeurs eux-mêmes ont dû éprouver le sentiment assez mitigé d’être considérés non pas comme des contemporains, mais plutôt comme des compositeurs de « terres inconnues ».
La question se pose en effet de savoir s’il est possible de s’extraire de son environnement habituel, de ses pensées, de ses traditions et de ses conceptions, pour définir sa propre différence. Il est très difficile de parler de l’exotisme d’une musique qui appartient à votre propre culture, dans laquelle vous avez grandi, et dont vous faites partie. Parce que l’exotisme se présente d’abord comme quelque chose d’autre par rapport à votre propre contexte culturel, quelque chose d’étranger (pour ne pas dire « d’étrange ») à votre perception, et même, dans les cas les plus extrêmes, quelque chose, au fond, que votre écoute refuse, même si vous avez du plaisir à écouter (l’un n’empêche pas l’autre!). Comme l’a dit Claude Ballif, « l’étrange attire et répugne »[2].
Les ethnomusicologues affirment que toutes les cultures se valent, qu’il n’y a pas, dans une culture musicale donnée, de production inférieure ou supérieure à une autre. Cette idéologie officielle, que Jean-Jacques Nattiez applique également aux théories musicales, sera sûrement très chère aussi au musicologue et sémioticien finlandais Eero Tarasti, soucieux de la discrimination des musiques des pays dits « périphériques » par rapport aux « centres culturels » de l’Europe. Mais cette équité n’existe qu’en théorie. En réalité, l’exotisme est une notion qui pose problème.
A l’origine, le phénomène d’exotisme remonte à peu près au XVIIIe siècle, lorsque les Européens font les premières découvertes de l’Orient. Pour eux, l’exotisme sera d’abord exclusivement lié à la musique orientale, la notion « d’exotisme » devenant alors presque synonyme d’« orientalisme ». Au fur et à mesure que cette notion va perdre ses contours strictement géographiques, toute la musique, plus au moins éloignée par le contexte culturel, le mode de pensée ou encore l’organologie, deviendra susceptible d’être considérée comme exotique. De la même manière, peuvent désormais paraître comme telle les phénomènes périphériques d’une culture donnée, donc encore peu connus, et « étrangers » à elle, et qui de ce fait sont capables d’influencer fortement ces changements et ces renouvellements internes.
Dans la réalité, il est donc difficile de se passer de l’exotisme : selon Claude Ballif, il existe « la magie émotionnelle du neuf », devenu la partie inséparable de toute la création occidentale. C’est pourquoi, pour Ballif, « chaque phase statique du classicisme nouveau nécessite un nouvel exotisme »[3]. Pour assouvir ce besoin de neuf, on puisera encore et toujours dans les sources orientales (rappelons nous, par exemple, l’influence de la musique indonésienne chez Debussy, Ravel, et beaucoup d’autres de leurs contemporains ; l’utilisation des modes indiens chez Messiaen, ou encore l’influence de la musique indienne dans la pensée d’un Giacinto Scelsi ou d’un Gérard Grisey[4]), ou dans le folklore et les traditions orales, autrement dit, dans le primitif.
C’est justement grâce à l’attachement de la musique lituanienne à son folklore ancestral que l’on peut évoquer la notion d’exotisme, même s’il n’existe aucun discours des musicologues lituaniens eux-mêmes à ce propos, car il est sûrement impossible d’articuler sa propre « différence ». Par contre, les concepts de musique nationale, à savoir d’une musique attachée à ses racines et à sa tradition, amplement discutés dans les écrits musicologiques il y a encore peu de temps, ont largement participé à l’enfermement de cette musique dans un moule discursif assez restreint. Les textes musicologiques, remplis d’expressions telles que « l’intonation lituanienne », « l’authenticité lituanienne », « lituanité de la musique » et d’autres semblables, à la signification assez floue et superficielle, reflètent bien une certaine myopie, provoquée par le port de ces grandes lunettes « nationales », ainsi qu’une fâcheuse tendance à ne juger l’œuvre souvent que d’un seul point de vue. Mais en réalité, ces concepts ont posé plus de questions qu’ils n’ont apporté de réponses. Du fait de sa trop courte histoire (qui débute vers 1900) et des coupures trop importantes, avec la perte de son indépendance après la deuxième guerre mondiale, qui empêchera l’épanouissement d’une véritable école de composition, et sa reconstitution en 1991, la musique lituanienne s’est trouvée en permanence à la recherche de son identité. Cette instabilité justifie probablement, d’une certaine manière, la volonté parfois excessive de s’affirmer ; cependant, le souci du national n’a-t-il pas duré un peu trop longtemps, éludant d’autres problématiques musicales non moins importantes ?
Les premiers compositeurs de musique professionnelle lituanienne avaient déjà compris la dangerosité du renfermement provincial, et l’importance de l’ouverture vers l’Occident. Par exemple, le moderniste modéré d’entre-deux guerres, Kazimieras Viktoras Banaitis, a plaidé pour une conception alchimiste : selon lui, la musique lituanienne devait avoir « à la base l’esprit de la nation, de son œuvre, mais dans les moyens suivre les pays d’un niveau culturel plus développé »[5].
Plus tard, à l’époque de l’occupation soviétique, on trouvera dans les écrits d’un autre compositeur, Julius Juzeliūnas, une vision de la musique nationale un peu différente : « La musique n’est pas un organisme technique, qu’on pourrait unifier selon les acquis de la technique contemporaine. La musique est une expression déterminée par un large complexe psychologique de la nation, influencé par divers facteurs géographiques, historiques, sociaux et autres. La culture européenne s’étant développée sur la base de ses propres sources culturelles, son application mécanique [dans la musique lituanienne - V.G.] reviendrait à nier ses propres racines culturelles, en s’appropriant celles d’autrui »[6]. Ce point de vue ne résumait pas, bien sûr, les idées de tous les compositeurs lituaniens sur le sujet, mais il exprimait quand même assez bien la forte imprégnation du concept de musique nationale, dans lequel le folklore revêt toute son importance.
Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire, on remarque que l’utilisation du folklore n’avait, au cours du 20e siècle, ni les mêmes raisons ni les mêmes formes. Après l’indépendance de 1918, et après la mort en 1911 du pionnier de la musique savante lituanienne, Mikalojus Konstantinas Čiurlionis – paradoxalement le moins « national », si l’on peut dire, parce que marqué par le romantisme allemand – le folklore sous forme de citations directes et d’harmonisations a servi à la création de la musique nationale, comme symbole de la conscience lituanienne. Avec la nouvelle occupation d’après-guerre, la musique populaire a joué un double rôle : d’un côté, elle était considérée comme le signe de la résistance à l’idéologie et à la propagation du style d’art soviétique, c’est-à-dire le style des masses, même si certains compositeurs n’ont pas vraiment résisté ; de l’autre côté, et c’est une question plus délicate, l’utilisation du folklore était considéré comme expression du « style national », qui correspondait « aux critères de l’art réaliste »[7]. Il était sûrement moins dangereux de faire une musique dite « proche du peuple » (rappelons-nous le fameux slogan « l’art au service du peuple ! »), que de tomber dans l’avant-garde du « monde bourgeois », comme on l ‘appelait à l’époque. Ceci fut surtout vrai à l’époque la plus dure, après 1948, qui a marqué le début de la guerre contre les « formalistes », tels que Sergei Prokofjev et Dimitri Chostakovitch. Les répressions idéologiques n’ont pas épargné les compositeurs lituaniens : Juozas Pakalnis (1912-1948) se donnera la mort prématurément, Juozas Gruodis (1884-1948) finira sa vie dans un état d’abattement moral.
Autrement dit, pour « survivre » à cette époque en tant que compositeur, il fallait choisir, en gros, entre le style d’idéologie officiel et les chants populaires. Voici un exemple tardif, mais très explicatif : l’opéra de Feliksas Bajoras, écrit en 1983 et intitulé Agneau de Dieu, a été fortement apprécié par les censeurs pour son style musical à caractère populaire, mais il n’a jamais été créé à cause de son livret considéré trop politiquement ambigu[8].
L’époque de Krouchtchev a non seulement apporté un apaisement psychologique, mais aussi quelques résultats positifs et concrets, permettant aux compositeurs les plus curieux d’entrouvrir le rideau de fer pour jeter un coup d’œil sur les techniques de compositions occidentales les plus récentes, et de les appliquer plus librement dans leur propre langage musical. C’est le cas, par exemple, de Osvaldas Balakauskas (né en 1937), fortement influencé par le courant moderniste des techniques dodécaphoniques d’après guerre.
Toutes les occupations que la Lituanie a dû subir ont sans doute renforçé son attachement aux traditions culturelles de ses ancêtres, notamment aux traditions les plus lointaines de l’époque païenne. Le fait que la musique savante lituanienne était d’une certaine manière obligée de se réfugier dans sa propre histoire, souvent imaginaire faute de sources authentiques, en se nourrissant presque exclusivement de folklore local, a rendu cette musique assez hermétique, refermée sur elle-même. Mais cela a permis en même temps de préserver et de développer son côté original, à l’écart des grands courants à la mode.
Cet hermétisme s’explique aussi par d’autres raisons. Tout d’abord, la Lituanie n’était ni un pays colonialiste, ni un pays colonisé (ses relations avec la Russie n’étaient quand même pas de même nature qu’entre l’Angleterre ou la France et leurs nombreuses colonies réciproques), d’où venaient la plupart du temps les mélanges de traditions parfois très opposées, et les diverses influences aux parfums exotiques. Le seul compositeur ayant eu de la curiosité pour d’autres cultures, notamment la musique africaine et celle de l’Asie centrale, fut Julius Juzeliūnas (1916-2001). Parmi ses œuvres, on trouve Les esquisses africaines (1961), Raga pour quatre (1980), ou encore Ragamalika (1982). Mais il ne faut pas le considérer autrement que comme une grande exception. De l’autre côté, le folklore lituanien, qui confère cet aspect très particulier aux créations contemporaines des compositeurs en Lituanie, était et reste encore en effet mal connu ailleurs. On ne pourrait même pas le comparer par exemple aux folklores hongrois, finnois ou bulgare. La citation la plus marquante empruntée à un thème lituanien demeure probablement le thème de l’introduction du Sacre du printemps, exprimant une référence païenne recherchée particulièrement par Igor Stravinski.
Malgré la divergence des facteurs qui ont motivé l’utilisation du folklore au cours du XXe siècle, une longue coexistence de la musique populaire avec les moyens d’expression modernes a imprégné toute la création musicale lituanienne. Sinon pourquoi la musique de Rytis Mažulis (né en 1961), strictement calculée mathématiquement, aurait-elle, elle aussi, des sonorités si lituaniennes, comme l’a bien remarqué Eero Tarasti ? Cette coexistence a touché tous les niveaux de la pensée sonore, non seulement de la plus petite cellule structurelle jusqu’à la conception de la forme générale et du temps musical, mais aussi les modes d’exécution des œuvres (par exemple dans la musique de Feliksas Bajoras et de Algirdas Martinaitis). Pour cette raison, probablement, il est parfois très difficile pour les musiciens étrangers de renommée internationale de jouer les partitions lituaniennes les plus simples et les plus minimales, comme c’était le cas d’une version absolument ratée de Ecaudata de Gintaras Sodeika (né en 1961), interprété par l’ensemble finlandais Avanti en 2001, dans le cadre du festival Gaida.
Après l’indépendance de 1990, pendant cette dernière décennie, la musique lituanienne n’a pas subit, paradoxalement, de changements radicaux, comme on pouvait l’espérer : tous les compositeurs ont en effet continué leur chemin habituel. Rūta Goštautienė explique cela par le fait qu‘après l’indépendance, « le besoin d’afficher les signes d’identité nationale a disparu, mais qu’il restait les valeurs chéries par les compositeurs de la musique non-officielle, à savoir l’individualisme, l’anti-dogmatisme et l’anti-académisme »[9]. Par contre, ce qui étonne le plus, c’est que parmi les compositeurs les plus jeunes, on observe le même attachement aux sources anciennes, comme par exemple dans la composition Zoom (1999) de Vytautas Jurgutis, né en 1976. Ici, comme dans les oeuvres de Bronius Kutavičius, on entend le même style répétitif, la construction polyphonique, la simplicité rythmique et mélodique, avec des intonations parfois proches du style épuisé d’Arvo Pärt.
Peut-on considérer cette uniformité sans aucun conflit au moins entre les générations, comme une crise et une stagnation dans la recherche de nouvelles identités ? Ou faut-il accepter cela comme une identité déjà depuis longtemps bien définie, malgré les restrictions d’une longue occupation ? Dans ce dernier cas, les compositeurs lituaniens sont sur la même voie que des compositeurs comme le chinois Tan Dun ou le japonais Toru Takemitsu, tous deux capables de parfaitement syncrétiser leurs propres traditions avec l’avant-garde de nos jours.
Dire que la musique lituanienne a toujours été attachée à ses racines folkloriques est vrai, mais en même temps trop simpliste. Parce que dans la musique contemporaine, on ne trouve plus, bien évidemment, les citations directes de mélodies populaires, comme c’était le cas au début du XXe siècle. Les compositeurs cherchent plutôt la face cachée des traditions ancestrales, cristallisées sous la forme la plus originale dans un chant polyphonique très particulier, les Sutartinės, en choisissant seulement certains aspects de ces derniers, comme son rythme syncopé, son accentuation déplacée, son paysage mélodique restreint, le caractère lent et monotone, la répétition infinie des motifs courts, etc. Par exemple, Bronius Kutavičius, la principale figure ayant participé à l’image « exotique » de la musique lituanienne contemporaine, s’intéresse plutôt au côté syncrétique de cette tradition. Attaché depuis très longtemps au thèmes historiques, cruciaux dans l’histoire de la Lituanie, ainsi qu’au folklore lituanien le plus ancien et le plus original, resté intact pendant les siècles, et passionné par leur nature rituelle, répétitive, minimaliste, c’est lui qui offre une vision d’une musique très particulière, un mélange très réussi du moderne et du passé, un équilibre entre nouveauté, force du primitif et technique contemporaine. Feliksas Bajoras, quant à lui, est attaché à la manière authentique de l’interprétation ; Rytis Mažulis, à la structure polyphonique, et plus précisément au canon, etc. On pourrait comparer brièvement cette manière d’utiliser la face cachée de la tradition avec celle de Steve Reich, pour qui utiliser les sonorités hébraïques aurait été « un exercice d’exotisme gratuit »[10].
En fait, cet attachement des Lituaniens au passé englobe beaucoup plus que le style musical proprement dit. C’est plutôt le reflet d’une vision du monde très particulière, qui imprègne tous les domaines de la création, et qui pourrait presque faire l’objet d’une psychanalyse... Voici par exemple un extrait de la critique littéraire (faite par Liudvikas Jakimavičius), publiée cette année à propos d’un nouveau recueil de poésie de Vladas Braziūnas : « Dans la poésie de Braziūnas il n’y a pas de temps futur. Elle est comme une cabane en vieux bois, penchée vers le passé »[11]. Par ailleurs, le philosophe Arvydas Šliogeris parle de la principale caractéristique des Lituaniens, qui est « un regard tourné vers la terre, en oubliant la véritable relation avec le monde et les choses »[12]. On peut voir ce regard dans toutes les sculptures traditionnelles en bois. L’historien Gintaras Beresnevičius trouve une formule assez juste pour expliquer cette « dépression nationale ». Selon lui, le Lituanien est un « éternel enfant » qui « n’arrive pas à grandir »[13] ni, en même temps, à s’évader de ce cercle fermé. L’absence de perspective, la nostalgie du passé ainsi que le sentiment du temps arrêté, déjà présents dans l’œuvre d’Oscar Milosz, le poète du début du XXe siècle, sont probablement les caractéristiques les plus marquantes de cette vision du monde. L’incessante répétition, propre à la plupart des constructions musicales des compositeurs lituaniens, proches du minimalisme américain, et en même temps tellement différentes puisque ce dernier a subi l’influence des musiques africaines et indiennes, n’est-elle pas un signe de plus du renfermement sur soi-même, d’idéalisation du monde imaginaire ou, tout simplement, d’un certain narcissisme ?
La négation du développement du matériau sonore complété par sa répétition, procédé qui, selon Gisèle Brelet, « refuse le devenir »[14], confère au discours musical lituanien un caractère anti-narratif, amplifié par la simplicité ou plutôt l’anti-complexité des structures compositionnelles, à quelques exceptions près, comme l’œuvre d’Osvaldas Balakauskas ou de Vytautas Barkauskas.
A cela s’ajoute une pensée non-dialogique et non-conflictuelle, une sorte de paisible mélange de moderne, de paganisme et de religion chrétienne, dilué dans un regard non-critique sur sa propre tradition. Est-ce parce qu’on préfère articuler d’abord les critères ethniques et seulement après esthétiques, construisant l’identité nationale sur les bases ethnocentriques ? On peut aussi se demander si la principale cause de cette résistance aux changements, qui contribue très fortement à la spécificité de cette culture, n’est pas la conscience de vivre sur un double seuil : d’un côté, la position géographique liminale de la Lituanie, située entre l’Est et l’Ouest, de l’autre, son éternelle hésitation entre l’ancien et le nouveau, entre le rêve païen et l’avant-garde contemporaine. Le fait d’avoir été tenue à l’écart des événements musicaux les plus significatifs a permis à la musique lituanienne du XXe siècle d’éviter également tous les bouleversements stylistiques qui ont marqué la musique occidentale : expressionnisme contre impressionnisme, minimalisme ou nouvelle simplicité contre sérialisme, électronique contre acoustique, etc. On peut dire que tous ces styles, comme toutes les variantes de néo-classicisme, néo-romantisme, post-sérialisme, etc., coexistent ensemble dans une large culture dite post-moderne, reflétant non pas différentes écoles, mais les parcours stylistiques individuels des compositeurs lituaniens. Pour cette raison, le minimalisme lituanien (qui prend parfois les formes extrêmes du primitivisme, basculant de l’idéalisation au kitsch) ne peut pas être considéré comme le retour à une tabula rasa après des années de complexités. On ne peut pas évoquer ici non plus sérieusement les influences de la world music comme nouvelle forme d’utilisation du folklore.
Et malgré cela, la musique lituanienne n’a pas du tout de sonorités dépassées : il semble qu’elle ait sautée je ne sais combien d’époques, en préservant cet exotisme que j’appellerai « exotisme immanent », pour rattraper son temps, qui n’est, finalement, toujours qu’un éternel retour.
On se demandera pour finir ce que signifie la volonté de rester exotique dans le monde actuel, lié de plus en plus étroitement par des relations invisibles. Est-ce pour sauvegarder son mythologique « arbre du monde », centre de son espace existentiel sécurisant ? Peut-être est-ce une tentative de ne pas se noyer dans le contexte des cultures de plus en plus uniformisées. Mais est-ce suffisant pour ne pas demeurer une périphérie ?
L’ouverture de plus en plus aisée des jeunes compositeurs lituaniens vers le monde occidental, et l’apparition ces derniers temps d’une vague de stylisation osée du folklore lituanien - par exemple, Electronic Sutartines de Antanas Jasenka, ou Sutartines Party Music de Linas Rimša et Linas Paulauskis, exécutés au festival « MaerzMusik » de Berlin, en 2003 - promettent des changements assez importants, qui font naître non seulement une distance avec sa propre culture, mais aussi un regard plus critique et plus conceptuel sur son héritage culturel et musical.
[1] Vytautas Landsbergis, Geresnės muzikos troškimas [Le désir d’une meilleure musique], Vilnius: Vaga, 1990, p. 86.
[2] Claude Ballif, Voyage de mon oreille, Paris: UGE 10/18, 1979, p.13.
[3] ibid., p.14.
[4] Cf. Martin Kaltenecker, “L’exotisme dans la musique française depuis Debussy“, 20eme siècle. Images de la musique française (textes et entretiens réunis par Jean-Pierre Derrien), Paris: SACEM & Papiers, 1986, p. 12-19.
[5] Cité par Ona Narbutienė, “Išreiškęs lietuvių muzikinę jauseną“ [Ayant exprimé le sentiment de la musique lituanienne], Kultūros barai, 1996, 3, p. 68.
[6] Julius Juzeliūnas, “Septyni birmietiško dienoraščio fragmentai“ [Sept fragments d’un journal birman], Kultūros barai, 2001, 2, p. 58.
[7] Algirdas Ambrazas, “Muzikos nacionalinis stilius“ [Le style national de la musique], Menotyra, 1987, 15, p. 12.
[8] Feliksas Bajoras, Viskas yra muzika (textes réunis par Gražina Daunoravičienė) [Tout est musique], Vilnius, Artseria, 2002, p. 13-37.
[9] Lietuvių naujosios muzikos metai [L’année de la nouvelle musique lituanienne], CD, Vilnius: LKS, 1998, p. 2.
[10] Steve Reich, Ecrits et entretiens sur la musique, Paris: Christian Bourgois, 1981, p. 28.
[11] Liudvikas Jakimavičius, “Svalios ar Svano pusėj ?“ [Du côté de Svalia ou de Swann ?], 7MD, 2002, 17 (519), p. 7.
[12] Cité par Lilija Duoblienė, “Nuo realybės prie įvaizdžio“ [De la réalité à l’image], Kultūros barai, 2001, 10, p. 92.
[13] Gintaras Beresnevičius, “Tūkstantis metų be penkių dvylika“ [Mille ans midi moins cinq], Kultūros barai, 2002, 6, p. 2-6.
[14] Gisèle Brelet, “Du plaisir musical“, Polyphonie, 1949, 5, p. 34-46.
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