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LE MODE DEBUSSY SELON BURGESS




Le point de départ de cette analyse opère sous un angle purement musicologique, ayant pour but de répondre à deux questions : quels sont les aspects du texte qui sont ou que l’on peut considérer comme musicaux, et deuxièmement, qu’apportent-ils au texte littéraire en tant que tels ?

En lisant les textes d’Anthony Burgess qui regorgent de détails techniques et historiques, on ressent une irrésistible envie de vérifier s’ils sont effectivement vrais. Cela s’appliquerait en particulier à sa nouvelle dédiée à Debussy et Mallarmé, « 1889 et le mode du diable », dans laquelle on trouve un grand nombre de réfé- rences de noms et de faits très connus. À première vue tout y paraît absolument véridique : les personnages que Debussy aimait et côtoyait, leurs propos sur la musique, poésie ou littérature, les lieux visités, etc. Tout ressemble à un récit historique qui, de fait, incite d’abord le lecteur à la vérification de ses propres connaissances, jamais suffisantes en face d’un auteur aussi « pluridisciplinaire » que Burgess. Et pourtant, en s’y plongeant de plus près, le récit prend une allure de trompe l’œil : s’il semble très convainquant « de loin », il apparaît un peu pertur- bant « de près ». Les références musicales qui nous intéressent ici le plus, et qui sont les plus nombreuses, ressemblent presque « vues de loin » à un texte scientifique, compréhensible dans certains cas uniquement pour les personnes familières avec de tels contenus, mais « vues de près », elles ne sont pas toujours justes :

Premièrement, le titre. Pourquoi le « mode du diable », si au Moyen-Âge seul l’intervalle de quarte augmentée recevait le surnom de « Diabolus in musica » ? On le trouvait particulièrement dérangeant dans le mode « locrien » : si-do-ré- mi-fa-sol-la-si, dans lequel le triton se formait entre la note finale, le si, et la note du milieu ou la quinte, le fa. Ce sont les points d’appui, propres à tout système modal, qui le faisaient ressortir en tant que quarte augmentée. C’est pourquoi ce mode sera peu utilisé, puis finalement interdit.


Allons plus loin dans la première page du texte : Burgess mentionne la gamme pentatonique du gamelan « la-do-ré-fa-sol [1] ». En réalité, la gamme javanaise, qu’on appelle slendro ou saléndro, est un mode pentatonique, selon différentes sources, « do-ré-mi-sol-la [2] » ou « do-ré-fa-sol-la [3] », la différence étant due à une approximation d’un tempérament équipentatonique. La gamme pentatonique à partir de la note « la », que mentionne Burgess, s’appelle dans le système modal occidental le pentatonique mineur : « la-do-ré-mi-sol », mais sa version est différente.

En me basant sur une étude de Jean-Pierre Chazal, intitulée « Grand Succès pour les Exotiques. Retour sur les spectacles javanais de l’Exposition universelle de Paris en 1889 », j’ai vérifié la liste des instruments du gamelan utilisés durant l’Exposition universelle de 1889. On n’y trouve ni de ketipung, ni de kenong [4], mentionnés par Burgess, ni d’ailleurs de chœur masculin ou féminin. Lisons l’ex- trait du texte de Burgess en entier :

Puis les trois pesinden, chanteuses, et le gerong, chœur masculin, hurlant dans la gamme pentatonique : la do ré fa sol. Il [Claude] avait donc entendu le gamelan javanais. Les touches noires du piano, mais un demi-ton au-dessus. Les touches blanches délaissées, deux en particulier, le si et le fa, intervalle de quarte augmentée interdit dans la musique religieuse. Mais la septième de dominante avait apprivoisé cette quarte augmentée [5].

Reprenons ce passage point par point : les touches noires, c’est do dièse, ré dièse, fa dièse, sol dièse, la dièse. Un demi-ton au-dessus, comme dit Burgess, cela donnerait : ré mi sol la si. Ce n’est pas non plus la gamme que l’auteur mentionne plus haut, et on comprend difficilement ce que font ici, dans le contexte de la gamme javanaise, les deux « touches délaissées », je cite, « le si et le fa, l’intervalle de quarte augmentée », qui, dans cette disposition, est plutôt une quinte diminuée, puisque le « si » ne figure dans aucune gamme pentatonique mentionnée. L’auteur juxtapose la quarte augmentée « interdite dans la musique religieuse », à savoir le système modal du moyen âge avec la gamme pentatonique, propre à beaucoup de cultures de par le monde et à différentes époques, y compris à la nôtre. Par ailleurs, ce n’est pas la septième de dominante qui « apprivoise la quarte augmentée », mais le système hexacordal de Guy d’Arezzo, qui a remplacé le système modal.


L’œuvre d’art ou l’œuvre littéraire, comme on le sait, n’étant pas un traité scientifique, j’ai donc arrêté de chercher les autres éventuelles inexactitudes, et laissé de côté le minutieux plaisir d’énigmes à résoudre, puisqu’apparemment, chez Burgess, les énigmes ne sont pas là où on voudrait les chercher. Il ne nous reste donc qu’à trouver un autre mode de lecture.


La polyphonie

En lisant ce texte plus globalement, et en évitant de plonger dans les détails, on s’aperçoit qu’il est constitué de différents niveaux. Ce qui nous laisse penser à un procédé global polyphonique de développement, puisque le lecteur est invité à transiter d’un niveau de lecture à l’autre, d’un contexte à l’autre.

Le premier niveau serait celui de l’histoire tout court qui parle des personnes réelles, importantes dans la vie de Claude Debussy, de leurs rencontres et de leurs relations. Le deuxième niveau constitue une réflexion critique sur la musique, la poésie ou la littérature qui, développée à travers les propos des personnages, s’étend sur tout le texte. Et troisièmement, les nombreuses références musicales, poétiques ou littéraires, laissent penser à une « broderie factuelle » (puisque très détaillée), qui peut être considérée comme une ligne autonome de narration puisqu’elle est très dense, et marquée par les répétitions. Cette « broderie factuelle », faite d’éléments bien définis et reconnaissables tout au long du texte, pourrait également être comparée aux notes de musique qui reviennent dans diverses configurations au sein d’un mode, et développent ainsi différents motifs.

On pourrait se demander : que cherche Anthony Burgess ? Cherche-t-il à ce que le lecteur ait une véritable compréhension approfondie du texte et le plaisir du détail (qu’il a, inévitablement, lui-même), ou seulement la « perception poétique et musicale », la couleur sonore de la narration, à l’image de l’écoute musicale, qui peut être soit analytique, quasi scientifique, s’appuyant sur les connaissances techniques, soit émotionnelle, où l’on ne distingue pas « le mode », mais plutôt « l’ethos du mode », à savoir sa couleur et sa sonorité particulières ?


Lecture audible

Dans son texte « Herméneutique et philosophie de l’art », Hans Georg Gadamer a mentionné deux sortes de « grande littérature » : celle « que l’on ne peut pas lire à haute voix... » (comme Rilke, « un poète qui appelle plus la méditation que la récitation »), et « des exemples d’un art du langage que l’on aimerait entendre comme de la musique » (tels Schiller, Goethe ou George) [6].

Si l’on revient au texte de Burgess, il y propose encore un autre mode de lecture, qu’on appellerait « la lecture audible ». Nous ne parlons pas de la musicalité du langage, qu’on voudrait ou non entendre à haute voix, mais du contenu sonore de la langue qu’elle évoque ou vers lequel elle renvoie le lecteur. À l’instar d’une œuvre musicale que le chef d’orchestre entend juste en lisant les notes de la partition, les lecteurs de Burgess ont cette possibilité d’entendre réellement l’aspect auditif de ses propos, qui deviennent au fur et à mesure une suite de sonorités, avec leur propre logique d’apparitions et de répétitions.

Selon les expériences musicales que nous avons chacun de nous, nous seront audibles dans ce texte certaines, plusieurs ou toutes les références. La force et l’ingéniosité de Burgess reposent sur le fait qu’il ne laisse personne en dehors de ce plaisir « d’entendre le texte » juste en le lisant. Il s’y trouve au moins une référence « audible » pour tout le monde, c’est La Marseillaise. Et à travers elle, l’intervalle de quarte, puisque l’auteur explique très bien où le trouver :

"De Allons-en à fants, tu grimpes d’une quarte. Et puis d’une autre de la pa jusqu’à trie" [7].

Par contre, le lecteur doué de connaissances musicales approfondies ressentira un réel plaisir de ce texte puisqu’il évoque tout un monde de sonorités auquel s’ajoutent un ensemble de divers contextes, amenant à ce qu’on pourrait appeler une « écoute contextuelle ».


Polysémie

La transition d’un contenu à l’autre, d’une ligne de narration à l’autre, est d’autant plus difficile que l’on trouve ici beaucoup d’exemples, ou plutôt, uniquement des exemples de polysémie et de métaphore. En voici une illustration : un des éléments constitutifs, l’expression « La Damoiselle élue » qui pourrait correspondre à une des notes de notre mode imaginé, peut être comprise soit au niveau des relations entre Claude et Gabrielle (qui est une relation réelle), soit au niveau religieux, comme l’image de la Vierge, et comme l’idéal de la femme, soit au niveau musical en tant que référence à la cantate de Claude Debussy du même titre, soit comme poème de Dante Gabriel Rossetti, qui a servi de texte à cette cantate, soit comme le tableau du même auteur « dont une version à la sanguine allait orner la seconde édition [de l’œuvre de Debussy], publié par Durand en 1902 [8] ». C’est donc une expression qui, à chaque répétition ou évocation, est enrichie ou transformée par un autre contexte. Ainsi « la note » appelée « La Damoiselle élue » grâce à cette polysémie, participe à la formation de divers motifs, qui à leur tour développent une ligne thématique quasi autonome.

Par exemple la première fois « La Damoiselle élue » est utilisée au premier degré, dans les relations entre Claude et Gabrielle :

"– Tu es une bienheureuse damoiselle. – La Damoiselle élue. Moi" [9] ?

La deuxième fois, on voit apparaître le nom de son auteur, ainsi que l’allusion à sa sœur, qui était poétesse, et l’origine anglaise du poème :

"– C’est pour me permettre d’aller à Londres rencontrer les Rossetti. Qui se consacrent à la mémoire de leur cher, cher frère. La Damoiselle élue. La sœur est en relation avec quelqu’un qui dirige là-bas la Société philharmonique. Mais il faut que ce soit en anglais" [10].

La troisième fois, le personnage de « Rossetti » est enrichi de certaines précisions à son sujet, tandis que « la damoiselle élue » est juxtaposée avec « une putain de Soho » :

"Ce n’est pas de promouvoir votre carrière musicale (comment vous appelez-vous déjà, je dois le noter) qui intéresse les Rossetti, mais de rappeler à un public oublieux la grandeur de leur défunt frère. Et ce frère – homme mauvais et sale, au talent très mineur dans les deux arts – mieux vaut l’oublier. Il portait des sous-vêtements dégoû- tants, sa façon de faire l’amour dégoulinait de sentimentalisme malsain. Je vous en ficherai de la damoiselle élue. La canonisation à la noix d’une putain de Soho" [11].

La quatrième fois, elle apparaît dans un contexte purement religieux :

"Il y avait un piano droit déglingué, des poufs et des poupées. Au mur, la Vierge Marie avec des étoiles dans les cheveux, saint Antoine et Jésus adolescent, le pape bénissant, le Christ adulte se tordant de douleur sur sa croix. « La damoiselle élue », ne cessait de marmonner Claude" [12].

Et à la fin du texte comme résumé de cette ligne thématique apparaît l’expression la « virginale Gabrielle » [13] .

Analysons un autre exemple, l’air « Mon cœur s’ouvre à ta voix » de l’opéra de Camille Saint-Saëns, Samson et Dalila, qui est cité soit dans sa version du titre, soit en tant qu’extrait des paroles chantées par Dalila, « Ah réponds à ma tendresse ». Il peut être également compris juste sur le plan des relations entre Claude et Gabrielle ; au niveau musical, en tant que passage portant un triton sur « esse », ou que descente chromatique semblable au début du Prélude de Debussy ; soit en tant que référence renvoyant à l’histoire biblique de Samson et Dalila ; enfin soit en tant que référence au style de Saint Saëns, « resté fidèle à ses principes conservateurs » [14] , ce qui est antinomique au style Debussy.

Saint Saëns n’est pas cité ici par hasard puisqu’il a participé, avec Debussy et Ravel [15], à l’Exposition universelle de 1889. Mais contrairement à Debussy, sa musique n’a pas subi d’influences significatives. Debussy disait à son propos dans Monsieur Croche : « Saint Saëns est par définition le musicien de tradition » [16] ; « Saint-Saëns fit des opéras avec l’âme d’un vieux symphoniste impénitent » [17].

En analysant d’autres éléments semblables, on se rend compte que chacun d’eux est utilisé à lui seul comme une pyramide de sens, du plus profane au plus sacré, du plus commun au plus symbolique. Comme si une simple expression, à l’image du simple son, contenait à elle seule tout un monde de sonorités et de matière à développer, à l’instar de la musique spectrale ou du concept de son sphérique imaginé par le compositeur italien Giacinto Scelsi [18].

Burgess construit ainsi une multitude de motifs et de thèmes favorisant une polyphonie littéraire dans laquelle chaque thème évolue à sa propre manière, sur sa propre durée, et fait contrepoint à un ou plusieurs autres thèmes. Il faudrait tout un livre pour démêler cette masse contrapuntique.


De la critique musicale



Le niveau de « réflexion critique » se construit de la même manière, par petites touches et dans la durée. Je vais juste donner un exemple concernant la musique :

"« On ne pourrait pas mettre ça en musique », dit-il". [19]

"« On pourrait mettre ça en notes, mais les notes ne font pas nécessairement de la musique. Ce n’est pas de l’art, ce n’est pas digne d’en être. Pas davantage de la construction mécanique. » Et pourtant, pourtant. C’était l’avenir, non?" [20]

"– Ça t’ennuie que je parle de musique, n’est-ce pas ? – La musique est faite pour être entendue. – Il faut d’abord que quelqu’un la compose. Elle ne pousse pas sur les arbres. – Mais si. Pense aux oiseaux". [21]


"– À propos de votre idée de mettre la tour Eiffel en musique, dit Claude, je disais justement à Gabrielle que c’était impossible. Peut-être une gamme, du bas jusqu’en haut du clavier. Les matériaux de la musique pris comme des matériaux d’architec- ture. Les vertèbres, si l’on veut." [22]

"Mais l’œuvre n’est pas la vie". [23]

"– [...] La littérature c’est les mots. – La littérature doit traiter d’un sujet.

– Elle est son propre sujet. Comme la musique." [24]

"– [...] L’esprit est complexe, nos sensibilités labyrinthiques. C’est Poe qui nous l’a appris. La délicatesse infinie de la suggestion, comme en musique. N’attirez pas la musique dans le royaume des impératifs moraux. Laissez les prêches aux prêtres." [25]

"– Ça ne veut rien dire. – Qu’est-ce que veut dire la musique ? – La musique dit que les dissonances son un mal mais qu’on peut les résoudre en assonances, ce qui est bien. Et il existe un accord final, une ultime cadence, si belle que ce doit être Dieu." [26]

"– [...] L’art n’est pas facile, l’art est atrocement difficile". [27]

"– C’est le son qui compte, approuva Mallarmé. Mon ami, là, est musicien, et il vous dira tout sur le son." [28].

"Le monde avait changé, puisqu’il existait une façon nouvelle de regarder le monde." [29]

"« C’est de la musique de diable, dit Mme Mack en s’éventant. Si ce jeune homme veut jouer, qu’il nous fasse de la vraie musique »" [30].


La suite de ces propos, qui peut paraitre éparse et peu logique, évoque en réalité certaines des grandes interrogations de la musique du xxe siècle, telles que « qu’est-ce que la musique ? » ou « à qui est destinée la musique ? ». La musique du xxe siècle a absorbé tous les « matériaux de construction » : Iannis Xenakis a composé de la musique avec les calculs mathématiques, Olivier Messiaen et François Bernard Mâche, avec les chants d’oiseaux, la musique concrète avec les bruits environnants, etc. Le son, comme la couleur en peinture, a acquis son indé- pendance dans les musiques spectrales. La place de l’auditeur en tant que récepteur a subi également des changements radicaux, entre la philosophie de l’acte créatif de John Cage et l’hédonisme des musiques postmodernes cherchant de nouveau à apprivoiser l’auditeur qui, comme « Mme Mack », veut de la « vraie musique ».

Polyphoniquement parlant, le texte de Burgess est très difficile à « défaire ». Les voix se mélangent, se font échos par métaphores, se superposent ou se répètent sur d’autres registres à travers la polysémie. Parfois il est difficile même de comprendre le degré de certains énoncés. Par exemple :

"Il ne faut jamais faire confiance à un poète, avait-il dit, encore moins à une poétesse. Ils croient incarner la musique, que la musique est l’écume d’une phrase poétique bien tournée et n’a de sens qu’esclave des mots" [31].

Parle-t-on ici du frère et de la sœur Rossetti, de « l’écume » de Mallarmé, de la musicalité du texte poétique en général, ou de la relation entre texte et musique dans une œuvre précise, ou de tout cela en même temps ?



Impressionnisme littéraire

Revenons ici à la question du début, à savoir quel pourrait être le mode de lecture de cette nouvelle pour qu’elle offre non seulement un plaisir musical, mais également tout son sens.

Si le texte ne permet pas toujours une lecture compréhensible dans ses détails, on peut essayer de le parcourir globalement, comme si on regardait une peinture impressionniste, ou, pour citer Burgess, « comme si on voyait à travers des cils perlés de gouttes de pluie » [32]. Il faut donc juste survoler le texte pour capter cette impression. Dans ce cas il se présente au lecteur comme une ambiance générale dans laquelle certains faits disparaissent, certains motifs fortifient l’impression ou le sens de certains énoncés, sans toutefois refléter la réalité ou l’exactitude des propos. Ainsi, chaque lecteur peut construire sa propre image du récit qui deviendra une histoire très captivante pour un littéraire, une sonorité très musicale et audible pour un musicien, ou les tournures langagières très poétiques pour un poète. Demandons-nous ici à quoi sert de faire du texte une partition littéraire. On pourrait juste imaginer que Burgess a construit une partition littéraire aléa- toire, que chacun peut lire à sa manière et la rendre sonore, poétique ou événe- mentielle selon ses propres expériences. Autrement dit, comme une polyphonie bakhtinienne [33] dans laquelle le résultat de la lecture est relatif et dépend de l’attention du lecteur porté sur tel ou tel aspect, sur telle ou telle dimension de cette multi-dimensionnalité.

Toute œuvre est d’autant plus intéressante qu’elle permet des connexions inattendues. Ce qui compte dans une telle lecture « impressionniste », c’est la sensation. Puisque l’histoire de Claude – Debussy –, le principal personnage de cette nouvelle, n’est pas très développée, contrairement à la multitude de matière à réflexion ou à l’audition touchant ce personnage. En fait, on pourrait également voir le procédé d’écriture de ce texte comme une invitation à une expérience sonore vécue de l’intérieur du personnage. Comme si le lecteur était invité à se mettre dans la peau du compositeur non pour créer, mais pour percevoir le monde qui l’entoure, les situations qu’il vit et les réflexions qu’il se fait. On peut donc soit chercher le sens de ce récit, soit simplement s’abandonner à lui. Et pour ne pas se noyer dans la matière musicale de cette nouvelle, il faudrait juste la survoler. Ne pas chercher le sens de chaque juxtaposition étrange, mais écouter cette juxtaposition (faisant marcher la mémoire musicale), ou revivre les images déjà présentes en nous. Car il faut remarquer que Burgess ne cite que de grands composteurs. Ceux que tout le monde connaît au moins de nom : Bach, Mozart, Haydn, Saint-Saëns, etc. On a tous une idée personnelle de la musique orientale même si on n’a pas entendu le gamelan et on ne connaît pas la gamme pentatonique. On sait chanter La Marseillaise, même si on ne sait pas chanter une quarte. On connaît le nom de Mallarmé, même si on n’a jamais lu ses poèmes.


Le Faune

Reprenons l’idée du mode et dressons la liste des éléments constitutifs les plus importants : la gamme pentatonique, le triton, la gamme chromatique, tonique- dominante, l’accord du Tristan de Wagner, « La Damoiselle élue », l’air de Samson et Dalila « Ah réponds à ma tendresse », une mélodie solo à la flûte, etc.

Les diverses connexions de ces éléments évoquent, au fur et à mesure de la lecture, le prélude de Debussy L’Après-midi d’un faune inspiré par le texte de Mallarmé, qui devient ou qui se construit en tant que sujet principal de cette nouvelle.

Comme on l’a fait plus haut, ne décortiquons que l’apparition, à savoir, l’introduction du thème du Faune dans le récit :

"En l’embrassant il [Claude] avait entendu dans sa tête le thème de Saint-Saëns – Ah ! réponds à ma tendresse – mais repris par une flûte un peu étouffée et où ne manquait plus la fameuse note de la gamme chromatique. Une descente chromatique pure, de la tonique à la dominante, sur une flûte pastorale, entendue au beau milieu d’une rue pleine de voitures et de vacarmes. Puis le même glissement chromatique remontant, le thème qui se replie sur lui-même, ne débouche sur rien, comme joue- rait un berger sommeillant à l’ombre d’un orme ou d’un aulne en plein midi sici- lien. Pourquoi sicilien ? Comment un berger posséderait-il une flûte chromatique ? Ce n’était bien entendu pas un berger." [34]

Nous avons ici plusieurs motifs : l’évocation du poème du Mallarmé et la description de la ligne mélodique du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy sans pourtant mentionner la moindre précision concernant le titre, l’auteur du poème ou le compositeur. La suite du développement esquive également les précisions, mais évoque à chaque fois un autre aspect et un autre contexte du Faune. Par exemple :

"– C’est impossible. Quartes sur quartes sur quartes. Et naturellement pimentées de la quarte augmentée. – Diabolique ? Avec des cornes sur la tête ? Claude le regarda gravement [...].

– Est-ce qu’un faune est diabolique ? – Immoral, amoral. Ça dépend du point de vue de chacun. Je dirais amoral. – Ce maudit faune. [...] Ce faune si beau et irréalisable. Édition définitive, affirme- t-il. Plus de changements" [35].

Ou encore :

"Et il siffla Ah ! réponds à ma tendresse, la suite chromatique, de la tonique à la dominante. – Placez les quartes de Satie là-dessous et vous pourriez avoir une musique faunesque, dit Godet.

– Non, trop acerbe. Le faune ne s’allongerait pas sur des épines. Je dois rencontrer ce Satie. Quand je reviendrai. Qu’a-t-il écrit d’autre ? – Trois sarabandes. Une succession de neuvièmes de dominante. – Ça semble plus faunesque.

– Et fou, aussi. – Peut-être faut-il passer par la démence pour être de nouveau sain d’esprit. Qui sait ?" [36]

Pour conclure, Burgess construit sa nouvelle en développant une multitude de mini-récits, en utilisant divers procédés dont le procédé musical, à savoir le développement polyphonique, le mode, le contrepoint, l’introduction progressive du thème principal, etc. Ainsi, cette nouvelle reflète non seulement la naissance d’une autre pensée musicale, mais également la naissance d’une autre époque. C’est pourquoi elle fait écho à tout le xxe siècle. C’est dans l’équilibre entre le passé et le futur, la certitude du passé et l’incertitude du futur, entre la tradition et la nouveauté que naît le chef-d’œuvre de cette époque, Le Faune.




1. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », in Burgess Anthony (dir.), Le Mode du diable, Paris, Grasset & Fasquelle, 1999, p. 109.

2. Chazal Jean-Pierre, « Grand Succès pour les Exotiques. Retour sur les spectacles javanais de l’Exposition universelle de Paris en 1889 », in Archipel 63, 2002, 125.

3. [http://en.wikipedia.org/wiki/Slendro]. 4. Chazal Jean-Pierre, « Grand Succès pour les Exotiques. Retour sur les spectacles javanais de l’Exposition universelle de Paris en 1889 », art. cité, p. 122-3. 5. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », art. cité, p. 109.

6. Gadamer Hans-George, L’Art de comprendre. Écrits II, Paris, Aubier, 1991, p. 179.

7. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », art. cité, p. 111.

8. Debussy Claude, Correspondance, Paris, Gallimard, 2005, p. 72.

9. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », art. cité, p. 113. 10. Ibid., p. 115. 11. Ibid., p. 120. 12. Ibid., p. 143.

13. Ibid., p. 147.

14. Vallas Léon, Claude Debussy et son temps, Paris, Albin Michel, 1958, p. 93. 15. Chazal Jean-Pierre, « Grand Succès pour les Exotiques. Retour sur les spectacles javanais de l’Exposition universelle de Paris en 1889 », art. cité, p. 117. 16. Debussy Claude, Monsieur Croche, Paris, Gallimard, 1971, p. 118. 17. Ibid., p. 39. 18. Scelsi Giacinto, Les Anges sont ailleurs..., Arles, Actes Sud, 2006, p. 125-139.

19. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », art. cité, p. 109.

20. Ibid., p. 110. 21. Ibid., p. 111. 22. Ibid., p. 113. 23. Ibid., p. 131. 24. Ibid., p. 138. 25. Ibid., p. 139. 26. Ibid., p. 139-140. 27. Ibid., p. 141.

28. Ibid., p. 144. 29. Ibid., p. 148.

30. Idem. 31. Ibid., p. 120.

32. Ibid., p. 111.

33. Bakhtin Mikhail, Problemy tvorchestva Dostoevskogo, Leningrad, Priboj, 1929.

34. Burgess Anthony, « 1889 et le mode du diable », art. cité, p. 113.

35. Ibid., p. 117.

36. Ibid., p. 118.

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