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Les Sutartines: une tradition musicale féminine en Lituanie









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Dans une étude publiée en 1976 intitulée Musique sorcière, la musicologue italienne Meri Franco Lao a non seulement récapitulé une longue liste de dualismes autour desquels s’est organisée la musique occidentale, mais également mis en évidence un aspect très important, à savoir la perte irrémédiable de l’une de ses parties, celle qu'elle appelle la « musique des sorcières ». Il s'agit de celle qui, depuis l’époque du Moyen Âge « a été systématiquement exclue, persécutée, exterminée, et dont il ne nous est parvenu que quelques restes qui ont survécu ».[1]Pour l’archéologue Marija Gimbutas, « la chasse aux sorcières du XVe au XVIIIe siècles est un des évènements les plus démoniaques survenus dans l’histoire européenne au nom du Christ. Plus de huit millions de femmes ont été assassinées. Les victimes, brûlées ou pendues, étaient pour la plupart de simples femmes de la campagne, qui tenaient de leurs mères et de leurs grands-mères les secrets de la [Grande] Déesse [de la vieille Europe pré-indoeuropéenne] et connaissaient de même les traditions »[2]. Cette perte est d'autant plus importante que, selon Meri Franco Lao, « les sorcières assignaient sans nul doute à la musique une fonction globale et unifiante, tendant à agir sur les choses » ; musique qui « faisait partie d’un tout, d’une cosmogonie, [qui] a subi la même répression que leur médecine, leur astrologie, et leur savoirs ».[3]


L’extermination de la "culture sorcière", officiellement justifiée par la bulle du pape Innocent VIII (1484) et encadrée par le « manuel attitré des chasseurs de sorcières »[4](Malleus Maleficarum, 1486), a supprimé, pour la culture occidentale actuelle, la possibilité d’accéder à ses propres origines. Aux origines de la vieille Europe avec ses « populations paisibles d’un « âge d’or » néolithique », qui précède les « sociétés de violence et de la compétition de la Protohistoire », autrement dit, au « basculement des communautés « égalitaires » vers des sociétés « inégalitaires » ».[5]Il est évident que sans sa partie féminine la tradition musicale commune est incomplète. Meri Franco Lao pense que quand « les femmes ont été exclues de la phylogenèse de la musique », et que la musique est devenue un art misogyne, « les femmes ne s’y sentent exprimées : si elles font de la musique, c’est selon les modèles dominants et non en tant que femmes. On les a privées d’une énorme part de la musique : la leur ».[6]


Par chance, le dernier pays païen d’Europe – la Lituanie – a su non seulement préserver le genre le plus complexe et le plus ancien de la tradition féminine (les Sutartines[7]), mais également le faire revivre dans la musique contemporaine. Son langage musical minimaliste et répétitif est apparu, au XXe siècle, comme une écriture moderne (atonale) et très proche du minimalisme américain. Elle a donc été "récupérée" par des compositeurs, tel que Bronius Kutavičius[8], ainsi que toute la jeune génération, et, recontextualisée dans le paysage musical lituanien, est devenue une musique apollinienne. Pourtant, il faut bel et bien la considérer comme le reflet et la continuité de la tradition féminine.


Déesses ou sorcières ?


LesSutartines, chantées, dansées « et protégées par les femmes »[9]de génération en génération, viennent sans aucun doute de l’époque des premières cultures matriarcales des peuples indo-européens (les langues baltes appartiennent à la famille proto-indo-européenne). Beaucoup des rites les plus importants, notamment ceux liés à la fécondité et la fertilité, étaient exécutés par des femmes. Dans le panthéon des déesses de ces temps-là, la position centrale était occupée par la Grande Déesse-Mère-Créatrice[10]dont les fonctions essentielles étaient de „donner la vie, donner la mort, assurer la régénération et le renouveau ». Pour Marija Gimbutas, « l’analogie évidente serait avec la nature elle-même. […] Elle est immanente plutôt que transcendante, et se manifeste donc physiquement »[11].


Avec l’avènement du patriarcat, les divinités féminines « ont perdu leur signification fondamentale [...] mais les anciennes déesses ont préservé leurs traits archaïques dans le folklore mythique, les cérémonies rituelles et l'art populaire »[12]. C’est justement le cas des "mystérieuses" Sutartines, dans lesquelles nous ne pouvons trouver que l’écho de leur fonction première.Selon la croyance populaire, elles « descendent des déesses (Laumes) ou des petites déesses (Laumaites) que les Lituaniens, devenus chrétiens, n’ont ensuite pas appelés autrement que sorcières »[13]. Les Laumesétaient les plus anciennes « médiatrices entre le royaume céleste et terrestre »[14]. Les légendes mentionnent la capacité des Laumesà « provoquer la pluie, la grêle et la tempête par la danse et le chant incantatoire »[15]. D’autres montrent qu’elles ont été perçues comme « des géantes qui chantent les Sutartinestout en étant loin l’une de l’autre »[16]. D’abondantes onomatopées, propres à ce chant, et dont la signification est perdue à jamais, ont pu servir aux incantations rituelles permettant de déclencher les phénomènes naturels. De la même manière probablement que les « druidesses […] descendantes des sibylles orientales, [qui] tenaient la place importante dans la vie des Gaulois […] et étaient réputées pouvoir contraindre les dieux, commander aux tempêtes et savoir modifier le cours de tous les évènements naturels »[17].


L’activité domestique des femmes s’organisait autour du filage et le tissage. Les jeunes mères faisaient des offrandes « de linge et de toutes sortes d’étoffes tissées » à la déesse Laima – « celle qui donne la naissance, celle qui tisse la vie humaine »[18]. Si on présente graphiquement les lignes mélodiques des Sutartines,on y trouve des motifs géométriques ou floraux, propres aux tissus traditionnels. Elles reflètent, comme toute tradition populaire, la polyvalence sémantique de l’ornement. Les voix polyphoniques qui s’entrelacent dans une forme circulaire peuvent être chantées à l’infini, exactement comme la répétition des motifs des tissages anciens. La danse a également préservé ses traits archaïques. Contrairement à la danse occidentale qui est surtout « dans l’envol », les Sutartinessont dansées, comme les danses africaines ou indiennes, « dans le piétinement du sol ».[19]Pierre Legendre parle à juste titre de « mode d’écriture ».[20]Les femmes lituaniennes « dessinent » ainsi au sol des formes de cercle, de croix, de carré ou d’étoile. Le pas boiteux, propre exclusivement à cette danse du folklore lituanien, reflète probablement l’ornithomorphie de la Grande Déesse. Il peut symboliser la Déesse-Oiseau, à l’instar de la « Déesse Onawa, ayant un pied de femme et un pied d’oie »[21]qui, « comme maintes autres images de la régénération », est « beaucoup plus que la fertilité et la maternité » : ce sont des « incarnations des pouvoirs de transformation »[22].


L’ethnomusicologue Daiva Račiūnaitė-Vyčinienė a remarqué que dans une Sutartinedécrivant une longue procédure de "vie du lin", les danseuses s'écartent progressivement du point initial en tournant en rond selon la direction du soleil, pour y revenir à la fin du chant [23]. De cette manière se forme une étoile segmentaire, appelée "fleur de vie", typique de toutes les cultures anciennes. Sa géométrie sacrée peut également être reproduite sans fin.

Il est difficile en fait de séparer clairement l’activité des femmes de celle des Laumes.Dans le folklore et les croyances populaires les deux sont intimement liées. Par exemple, « pendant le mariage les filles dansaient "les rondes des Laumes" en imitant leur danse et leur chant ».[24]La signification des symboles des Sutartinesest également double. Certains d'entre eux, comme l’étoile, sont attribués à la fois au monde des Laumes, et à la protection contrele mal qu’elles sont capables de faire : « l’étoile à cinq branches que l’on dessine sans soulever la main » était attribuée à ces Déesses, tandis que « l'étoile à quatre, six ou huit branches inscrites dans un cercle, a été utilisée comme outil magique et apotropaïque pour se préserver d’elles »[25].


Les femmes, chantant et dansant les Sutartines, les protégeant et les gardant en secret, les transmettant de génération en génération, de mère en fille, sont restées en contact avec le symbolisme primitif païen et ont préservé le lien magique avec la nature et avec les temps de la Grande Déesse. On pourrait se demander si, dans le fait que la principale chanteuse soit seule à commencer la polyphonie des Sutartines et à décider quand l’arrêter, il n’y aurait pas de correspondance avec la fonction de la Grande Déesse de donner la vie et la mort. Si, de même, sa nature créatrice ne se reflèterait pas dans le droit de la principale chanteuse de modifier le texte, c’est-à-dire de le créer en ajoutant de nouveaux couplets à l’infini pendant le processus même de l’exécution.


La transformation des déesses en sorcières commence à l’époque où l’Eglise, « après avoir quelque peu composé avec le paganisme, lutta ouvertement contre lui : les divinités subsistantes furent représentées comme des esprits nuisibles »[26]. L’Eglise a mis en avant l’aspect "négatif" de la Grande Déesse, cette « féminité redoutable » qui s’exprime à travers les « déesses terribles, belliqueuses et sanguinaires »[27]. Pour Le Roy Ladurie, « la femme, dans la culture occidentale et (ou) judéo-chrétienne n’a pas bonne presse. Plus exactement, elle est double, simultanément séduisante et dangereuse. Eve, Judith ou Hérodiade, voire Pandora »[28]. Selon l’historien Vytautas Kavolis, « la division de l’image de la femme en idéalité céleste et en désobéissance sorcière »pourrait avoir émergé également « comme une peur masculine de l'indépendance des femmes »[29]. A telpoint qu’au 15esiècle on conseillait aux juges de « porter sur eux du sel exorcisé au jour des Rameaux et des herbes bénites roulées dans la cire bénite et portées autour du cou »[30].


La tendance à l’androcentrisme n'a fait que s'intensifier avec le temps. Elle a, en outre, creusé un fossé entre l’absence de représentation de la création féminine, et l’omniprésence de la création masculine dans la société. Dans la sphère musicale ont émergés « les points de vue, les méthodologies et les conclusions inhérentes à la recherche savante [qui] se reposent sur une identité essentielle qui se définit en termes de sexe biologique ou de culture associée au genre »[31]. Cette tendance a inévitablement provoqué un intérêt croissant pour les gender studies.


Le genre comme catégorie migratoire


Dans les anciens textes datant de l’époque du Grand-Duché de Lituanie, le genre, curieusement, est une catégorie migratoire. Le premier livre lituanien, imprimé en 1547, le Catéchismede Martynas Mažvydas, évoque ainsi des créatures masculines que l’on nomme de manière générale « les déesses ». La migration des genres est également présent dans les livres dédiés aux sociétés anciennes de l’historien du XIXe siècle Simonas Daukantas: Jore,qu'il appelle « le dieu du printemps, prêteur de bonheur », est nommé quelques lignes plus loin sous forme féminine : « quand ellevient, non seulement les gens, les animaux, mais mêmes les oiseaux se réjouissent »[32].Ce texte souligne par ailleurs l’égalité absolu des femmes et des hommes dans la société : « Non seulement elles ne veulent pas être moindres que les hommes dans leur travail »[33], mais également, « ce qui est encore plus merveilleux, le jour noir et sanglant les femmes se sont jointes aux hommes pour faire la guerre »[34].

La transformation sociétale, souligne Marija Gimbutas, « ne s’est pas traduite par le remplacement d’une civilisation par une autre, mais par une hybridation progressive de deux systèmes symboliques différents »[35]. Ce processus a connu une très longue période transitoire, depuis le baptême de la Lituanie (en 1387) jusqu'au seuil du XXe siècle. Si l'influence des hommes a grandi au fur et à mesure dans la société, le paganisme "domestique" est resté vivace très longtemps, surtout dans les campagnes reculées. C’est là que « la religion de la déesse devint clandestine »[36]. Ainsi, l'opposition entre les genres s’est produite, en tout cas en Lituanie, plutôt comme un conflit entre le monde païen et le monde chrétien, et non comme un conflit inhérent à la structure sociétale occidentale de l’époque. Conflit qui n’est peut-être que la continuation de le scission opérée par l’Eglise. Marcia J. Citron souligne d’ailleurs l’aspect purement artificiel des idéologies de la masculinité ou de la féminité : « Ce ne sont pas des significations inhérentes ou universelles ; ce sont des références socialement contingentes »[37].


La Lituanie ne mesure probablement pas l’importance de sa tradition et de ses origines féminines. Pourtant, le langage musical des Sutartinesréutilisé dans la musique contemporaine reflète merveilleusement bien ce modèle particulier, dans lequel le féminin et le masculin sont des catégories non pas opposées, mais complémentaires. Il pourra sans doute permettre de mieux comprendre la création des compositrices lituaniennes actuelles (Onutė Narbutaitė, Raminta Šerkšnytė, Nomeda Valančiūtė, Loreta Narvilaitė, Justina Repečkaitė, Lina Lapelytė, Rita Mačiliūnaitė, Rūta Vitkauskaitė, Egidija Medekšaite, Lukrecija Petkutė, Justė Janulytė, etc.) qui, chacune à sa manière, et peut-être inconsciemment, perpétuent la tradition des femmes demeurée ininterrompue et vivante.


[1]Meri Franco Lao, Musique sorcière, Paris, Des Femmes, 1978 (1976), p. 17.

[2]Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, Paris, Des femmes, 2005, p. 341.

[3]Ibid., p. 14.

[4]Emmanuel Le Roy Ladurie, La sorcière de Jasmin, Paris, Seuil, 1983, p. 15.

[5]Jean Guilaine, préface à M. Gimbutas, op. cit., p. 11.

[6]Meri Franco Lao, op. cit., p. 82-83.

[7]Le verbe lituanien « sutarti » signifie « être en accord, s’accorder ».

[8]Né en 1932, l'un des compositeurs lituaniens contemporains les plus importants.

[9]Daiva Račiūnaitė-Vyčinienė, Sutartinių atlikimo tradicijos [Les traditions de l‘interprétation des Sutartines],Vilnius, Kronta, 2000, p. 55.

[10]Marija Gimbutas, op. cit., p.21.

[11]Ibid., p. 335.

[12]Pranė Dundulienė, Pagonybė Lietuvoje [Le paganisme en Lituanie], Vilnius, Mintis, 1989, p. 8.

[13]Ibid., p. 58.

[14]Ibid., p. 15.

[15]Ibid.,p.16.

[17]René Le Tenneur, Magie, Sorcellerie et Fantastique en Normandie des premiers hommes à nos jours, Coutances, OCEP, 1979, p. 35.

[18]Marija Gimbutas, op. cit., p. 144.

[19]Pierre Legendre, Vues éparses, Paris, Mille et une Nuits, 2009, p. 117.

[20]Ibid., p. 120.

[21]RenéLe Tenneur, op. cit., p. 31.

[22]Marija Gimbutas, op. cit., 335-336.

[24]Pranė Dundulienė, op. cit., p.16.

[25]Ibid., p. 25.

[26]RenéLe Tenneur, op. cit., p. 60.

[27]Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969,p. 226.

[28]Le Roy Ladurie, op. cit., p. 16.

[29]Vytautas Kavolis, Moterys ir vyrai lietuvių kultūroje [Les femmes et les hommes dans la culture lituanienne], Vilnius, Lietuvos kultūros institutas, 1992, p. 43.

[30]Michèle Brocard-Plaut, Diableries et sorcellerie en Savoie, Lyon, Horvath, s.d., p. 147.

[31]Carolyn Abbate, « Musicologie, politiques culturelles et identité sexuelle », in Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, Vol. 2, « Les savoirs musicaux », Arles-Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2004, pp. 822-830, p. 825.

[32]Simonas Daukantas, Būdas senovės lietuvių, kalnėnų ir žemaičių [Le caractère des anciens Lituaniens, Montagnards et Samogitiens], Vilnius, Vaga, 1988 (1845) p. 87.

[33]Ibid., p. 50.

[34]Ibid., p. 47.

[35]Marija Gimbutas, op. cit., p. 339.

[36]Idem.

[37]file://current.musicology.53.citron.66-75.pdf


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