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Composer en dé-composant. Questions de syntaxe dans la musique d’Helmut Lachenmann





Helmut Lachenmann fait partie des compositeurs qui tirent avantage de l’éclatement du monde contemporain: s’affranchissant de toutes les catégories de langages préexistants comme de toutes les conventions, il invente son monde sonore en déconstruisant les particularités du passé musical. Le compositeur cherche à faire apparaître et mettre en évidence le “côté caché” des instruments dit philharmoniques, leur aspect d’objet sonore et leurs capacités à produire toute une gamme de bruits.

La notion de syntaxe, ayant plus d’affinité avec la pensée tonale que contemporaine, peut paraître plus qu’ambiguë dans le contexte d’une musique qui se dit “ déconstruite ”. Toutefois, c’est sûrement grâce à elle que cette musique garde sa cohérence interne, en dépit de la déconstruction apparente du langage ; c’est grâce à elle, également, que l’on reconnaît à l’oreille le langage particulier de Lachenmann. On pourrait donc parler d’un principe structurant complexe, au sens très large, ou d’une “autre”syntaxe, non linéaire.


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« Le caractère parlant, les capacités de langage de la musique se sont définitivement perdus depuis la mort de la tonalité, et précisément en ces temps d’inflation rhétorique, d’une expressivité à bas prix et toujours à portée de main, nous ressentons plus fortement l’importance de l’absence de parole face à ce que notre époque nous impose d’émotions et de visions intérieures »[1].


L’inflation rhétorique et l’absence de parole, évoquées ici par Helmut Lachenmann, ou encore La mort de la voix, titre symbolique dans la dernière œuvre de Gérard Grisey, décrivent très explicitement la situation muette dans laquelle se trouve la musique contemporaine.


Que signifie la fin de la rhétorique ? La fin de la pensée musicale, de la structure, de la syntaxe, tout à la fois ou rien de cela ? Depuis longtemps, la musique ne correspond plus à l’exordium, narratio et confirmatio de la rhétorique d’une sonate classique. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’œuvre musicale, à de rares exceptions près, est souvent traitée plutôt comme un art d’alchimie, qui peut naître de l’application des divers modèles extra-musicaux (ou musicaux, comme la musique spectrale), étrangers au domaine du son, ou encore comme un collage disparate, qui rassemble des mélanges hétérogènes des plus surprenants, imposant non seulement de nouvelles organisations du processus acoustique, mais aussi de nouveaux critères de perception.


Si donc l’on considère l’œuvre non seulement comme un reflet de la situation dans laquelle elle naît, mais aussi et tout d’abord, au même titre que les langages littéraires, comme un monde imaginaire, plus ou moins suggestif, plus ou moins intéressant, plus ou moins envahissant, avec ses propres lois, ses systèmes de relations, ses images, ses “ personnages ”, un monde capable d’agir sur la réalité[2], alors dans ce cas, ses énoncés peuvent être également des énoncés muets. Sa matière peut être faite des débris d’un langage perdu ; son sens peut être un sens non encore trouvé.


1. Dekomponist

Helmut Lachenmann fait partie des compositeurs qui tirent avantage de l’éclatement du monde contemporain: s’affranchissant de toutes les catégories de langages préexistants comme de toutes les conventions, il invente son monde sonore en déconstruisant les particularités du passé musical. Composer, pour Lachenmann, signifie « non pas dire quelque chose, mais faire quelque chose »: « composer, c’est agir de manière éloquente, mais le compositeur n’a rien à dire », précise Lachenmann, appliquant ses pensées dans ses propres compositions, qui « sont une expression », et non « expriment quelque chose »[3].


En s’appuyant sur le concept de la musique concrète de Pierre Schaeffer, qui a travaillé sur les sons des objets quotidiens, Lachenmann a mis en pratique son propre concept des « sons de tous les jours à partir des instruments philharmoniques », appelé « musique concrète instrumentale »[4]. Autrement dit, nous sommes devant un renversement très inattendu : au lieu de chercher l’intérêt acoustique des bruits, comme par exemple John Cage l’a fait en utilisant des morceaux de voiture, dans sa First construction in metal (1938), Lachenmann cherche le contraire, faire apparaître et mettre en évidence le “ côté caché ” des instruments dit philharmoniques, c’est-à-dire leur aspect d’objet sonore et leurs capacités à produire toute une gamme de bruits.


L’instrument, devenu un simple outil profane, est détourné de son rôle originel, et “ torturé ” de toutes les manières par le compositeur, qui poursuit apparemment un seul but: lui faire perdre son identité sonore et le rendre méconnaissable acoustiquement. D’un côté, on se retrouve devant une unification extraordinaire de tous les groupes d’instruments de l’orchestre, a priori très différents, mais désormais capables de produire les mêmes types et le même spectre de bruits. Par exemple, la composition Salut für Caudwell (1977), pour deux guitaristes, exploite le côté bruitiste et percussif de la guitare de façon tellement marquée qu’il devient difficile de reconnaître l’instrument. La voix n’échappe d’ailleurs pas non plus à ce traitement d’objet sonore, puisqu’elle est ramenée à travers ses modes d’élocution à un pur niveau instrumental, comme dans Zwei Gefühle (1992), pour récitant et ensemble.

D’un autre côté, on se sent complètement désarmé devant une partition, qui n’est rien d’autre qu’un trompe-l’œil ou, plus exactement, un trompe-l’oreille, rempli de notes insonores (tonlos), de dynamiques illusoires (par exemple, dans Fassade, tirer fff des tubes de plastique sur les bords des touches de marimba), d’agrégats inaudibles et de rythmes souvent imperceptibles (par ex. souffler les instruments à vent avec un écart de plusieurs centimètres, ou jouer sur le dos des instruments à cordes, etc.). Malgré cela, cette unification de la matière première ne signifie pas l’unification du résultat sonore, bien au contraire. Cette musique nous marque par sa puissance et sa fragilité, ses contrastes, sa suggestivité. C’est un monde hermétique, très étonnant dans ses transformations et ses répétitions, que la perception explore étape par étape, suivant la logique de la proximité, déjà utilisée par Varèse.


Comme Varèse et Schaeffer, Lachenmann efface la note pour installer le son dans toute sa complexité, l’unité phonétique de son langage. De ce point de vue, il se place dans la tradition du XXe siècle. En revanche, il diffère de ses prédécesseurs: Varèse cherchait à agresser l’oreille et à choquer le public – rappelons-nous son idée d’opéra absolument effroyable, avec une musique « stridente et insupportable au possible afin de répandre la terreur et de rendre l’assistance groggy » (Schaeffer 1985 : 138). Pierre Schaeffer, pour sa part, était soucieux de trouver un équilibre entre les sons et les bruits, d’incorporer le plus organiquement possible les bruits dans le tissu sonore, tandis que Lachenmann cherche à utiliser le processus contraire, c’est-à-dire à incorporer le son tonal dans le bruit, en accentuant leur étrangeté réciproque, relation dans laquelle « le son tonal devient quelque chose de sale dans ce contexte », comme il le dit lui-même[5]. Et en même temps, l’esthétique du son de Lachenmann diffère tout à fait des autres compositeurs “ bruitistes ” : il veut non seulement étonner, mais aussi et surtout séduire l’oreille, tantôt par la fragilité et la furtivité du sonore, tantôt par sa puissance brute et primitive, ou encore par les nuages de bruits pratiquement inaudibles qui se dispersent dans l’espace acoustique comme le sable dans les mains, sans qu’on puisse les “ capter ” réellement par l’oreille.


Soucieux de vouloir libérer la musique de ses connotations, Lachenmann manipule sans scrupules ses outils de travail en déconstruisant la matière préexistante et en construisant son propre instrument, qui englobe sans préjugés ni distinctions des matières et des combinaisons de diverses origines, aussi bien les instruments primitifs, utilisés dans la musique populaire et traditionnelle, ou les matières synthétiques, que la bande magnétique ou encore des citations de la musique classique, comme le Concerto pour clarinette de Mozart dans Accanto, pour clarinette soliste et orchestre (1976/1982). En renversant les rôles dans ce dernier entre la musique de Mozart et le “bruit de fond” qui constitue en fait la matière entière de l’œuvre, il impose à l’auditeur de façon très convaincante sa propre conception de la beauté (« c’est vivant parce que c’est intense, alors c’est beau », dit le compositeur[6]) et, inévitablement, il le contraint à des changements très importants d’écoute et de réflexion musicales.


Prolongeant ainsi la recherche de Schoenberg, qui a émancipé le dissonance, Lachenmann fait disparaître toute la tension entre dissonance et consonance. Sa matière sonore se construit à travers d’autres relations et d’autres oppositions, produites plutôt par les modes d’attaques ou les modes de jeux sur les instruments de l’orchestre, les volumes de ces objets sonores et leurs qualités internes. Ainsi, le dictionnaire musical de Lachenmann se constitue non de motifs et de phrases, mais de coups, raclements, secouements, glissements, frottements, fluctuations. Sa musique, selon ses propres mots, « cherche systématiquement à reproduire un son dans ce qu’il a d’immédiat »[7]. S’il travaille avec des restes du monde musical effondré au XXe siècle et avec leurs derniers cris, il chérit ces débris à sa manière, en imposant à l’instrumentiste une relation très physique, très tactile avec sa propre source sonore. L’instrument est exploité sur toutes ses surfaces, et on entend véritablement ce contact-là: dans les coups violents, dans les innombrables variantes de frottements et de glissandi. Comme si la séduction auditive se passait aussi à travers la séduction visuelle et corporelle. Et comme si le geste corporel prolongeait le son, ouvrant l’espace physique de sa résonance.


Lachenmann se place lui même à la découverte de sa propre matière en devenir, en train de se former. Demandant à l’auditeur « la sensibilité des aveugles, leur capacité intuitive de mémoire et de séduction »[8], il décrit en même temps sa propre expérience de plaisir ludique qu’offre la composition. Pour composer, Lachenmann décompose les diverses facettes du son, un peu à la manière des peintres cubistes. Il déconstruit, se retrouvant pleinement dans le rôle de “ décompositeur ” (Dekomponist, en allemand), détruisant les différents niveaux du langage musical, les modèles de pensée et les structures préétablies, laissant le son s’épanouir dans sa continuité et ses silences (concept cher à John Cage et à Morton Feldman), dans sa spontanéité et l’imprévisibilité de ses changements. Lachenmann prend plaisir à chercher des nuances infimes dans les différentes sortes de fluctuation sonore, qui se font à travers des figures répétées, comme des vibrato, trémolo, trilles, ou autres. Ligeti, dans son Deuxième quatuor à cordes, ou encore Scelsi, dans ses Quatre pièces sur une seule note, poursuivaient presque le même but – faire entendre la musique dans la vibration du son.


De la même manière Lachenmann enrichit et aère sa musique d’une façon très significative et à la limite de la “ dématérialisation ”, avec d’innombrables résonances, qui se superposent, se succèdent, se juxtaposent, et qui se diversifient par leur qualité timbrale, leur durée, leur intensité, leur mode d’étouffement. La résonance, qui revient à une disparition progressive, constitue probablement l’un des rares modèles de transformation utilisé par Lachenmann, pour qui elle résulte plutôt du processus sonore, au lieu de générer des événements.


2. Fassade : autour de la syntaxe déconstructrice

En réalité, nous en sommes au point où toutes les formes composées paraissent déconstructibles, nous les décomposons jusqu’au niveau du neutron. Cela vaut pour la matière physique, pour les sociétés et pour le tissu symbolique, les textes et les rituels. Mais qu’est-ce que cela signifie ? […] (Peter Sloterdijk)[9]


Par une déconstruction systématique des matériaux sonores conventionnels, sur laquelle se base son nouvel instrument, Lachenmann instaure de fait inévitablement ses propres grammaire et syntaxe musicales. La notion de syntaxe, ayant plus d’affinité avec la pensée tonale que contemporaine, peut paraître plus qu’ambiguë dans le contexte d’une musique qui se dit “ déconstruite ”. Toutefois, c’est sûrement grâce à elle que cette musique garde sa cohérence interne, en dépit de la déconstruction apparente du langage ; c’est grâce à elle, également, que l’on reconnaît à l’oreille le langage particulier de Lachenmann. On pourrait donc parler d’un principe structurant complexe, au sens très large, ou d’une syntaxe autre, non linéaire. Pour mettre en évidence quelques particularités de cette pensée, nous avons choisi l’exemple de Fassade, une œuvre pour grand orchestre et bande magnétique (1973/87), qui cristallise parfaitement les traits caractéristiques du langage sonore lachenmannien.


La matière sonore de Fassade est constituée d’alliages et d’agencements : les premiers se forment par la confusion des diverses sources sonores, unifiées et homogénéisées par les mêmes procédés d’exécution (modes de jeu), et/ou par les mêmes formules rythmiques : par exemple un grattement répétitif appliqué aux divers instruments de l’orchestre, imitant des guiros, ou le bruit uniforme de plaques de polystyrène, appliqué à la grande majorité des exécutants (ex. 1). Les seconds se font par des superpositions d’éléments hétérogènes, aussi bien de couches sonores que de sons dispersés, à travers des principes de complémentarité, de distinction ou d’isolement, qui confèrent à l’espace acoustique une fonction structurante permettant d’accentuer la différence des sources et de leurs procédés d’exécution (ex. 2)[10].


Manipulant ces deux états sonores, qui forment le paysage musical de Fassade, Lachenmann crée des territoires acoustiques, comparables à des territoires physiques: des terres étranges, désertes, agitées par le vent ou secouées par de violentes éruptions. Ceux-ci renferment parfois des caractéristiques tout à fait “ tactiles ”, à l’image des textures poreuses, douces, lisses, dures, épineuses, onduleuses, etc., faites avec des glissandi, du souffle, une multitude de coups, des raclements, des pizzicati, des ondulations. Cet aspect tactile du tissu musical nous entraîne dans une véritable expérience de toucher auditif, comme si l’on tâtait l’œuvre à l’aveuglette, devenue objet. Mais en même temps, transcendant ce pur niveau matériel, ces territoires offrent des images fortement symboliques : il serait sinon difficile de comprendre l’intimité des voix enfantines (enregistrées sur la bande magnétique) dans le contexte étrange des plaques de polystyrène, matière synthétique et austère de la société contemporaine, ou encore l’exotisme des instruments de musique populaire, comme des frustas et des guiros, dans l’entourage des sonorités tout à fait classiques des trompettes ou des violons. Ce ne sont probablement pas les oppositions qui intéressent le compositeur, même si la matière sonore se construit justement à travers de forts contrastes. Lachenmann semble vouloir nous entraîner dans un monde dans lequel le son classique des instruments philharmoniques côtoie les chuchotements de sources indétectables à l’oreille, comme se côtoient les objets d’origines et d’époques diverses de notre propre environnement quotidien (l’œuvre deviendrait-elle l’espace utopique des rencontres impossibles ? Une “ brocante musicale ” ?). Est-ce la beauté originelle des ces étranges compilations et la simplicité immédiate de leurs sons que le compositeur veut nous transmettre ?


Ces territoires, ayant leurs propres logiques internes déterminées par la spécificité des leurs unités constitutives, sont disposés chaotiquement, sans aucune logique apparente et sans délimitation : ils se superposent, s’accumulent, se succèdent. On observe pourtant ici des procédés tout à fait classiques, à savoir les répétitions, les variantes, les contrastes (excepté le développement qui, comme nous l’avons déjà remarqué, se limite à l’effet de résonance, transformation naturelle du son), utilisées aussi bien sur l’axe vertical qu’horizontal. Par exemple, le bruit de fond des plaques de polystyrène est prolongé par le souffle insonore des instruments à vent avec une petite touche de raclement, exécuté par le pianiste, glissant un goblet en plastique sur le clavier du piano (ex. 3). La superposition polyphonique de ces trois variantes de sonorités, assez proches, mais différentes par leurs durées, leurs qualités sonores et leur placement dans l’espace acoustique, participe à la création d’infimes changements du tissu musical, donnant une fausse impression de développement.

Un autre exemple montre le procédé de répétition, construit également sur l’axe vertical : les ondulations des instruments à cordes sont accentuées par les courtes interventions du même genre de la guitare électrique et des instruments à vent (ex. 4). La différence des intensités de ces trois composants crée des nuances de volume et de densités momentanées de la matière sonore. Les contrastes, qui se font également aussi bien grâce aux superpositions qu’aux successions des diverses couches sonores, accordent une grande importance aux sons courts, souvent bruts, très forts, intensifs et violents, que l’on pourrait qualifier de particules dépourvues de liens et de structures ou de radicaux libres. Dispersés mais présents tout au long de la partition, ces sons servent d’un côté à faire de fausses jonctions entre les différents territoires. De l’autre côté, ils se présentent souvent comme un contrepoids ou un axe vertical pour ceux-ci, créant des foyers ou des constellations sonores, avec leur centre de gravitation (ex. 5): souvent décentré, il peut attirer notre écoute et nous surprendre rien que par le fait d’être “ mal placé ” ou décalé. D’ou l’importance du déséquilibre dans l’organisation syntactique. Le déséquilibre, à la base de l’originalité et de la marque de n’importe quel style musical, est élevé chez Lachenmann au rang de force motrice qui structure sa syntaxe sonore. Par exemple, les coups déplacés (ex. 6) du rythme alla marcia font partie intégrante de la déconstruction de ce qu’on pourrait reconnaître comme une marche (dans la notice explicative de la partition, Fassade, selon le compositeur, peut être considéré comme une « marche dentelée »[11]).


La même fonction structurelle déconstructive – briser la continuité de l’œuvre – est accordée aux longs silences: la marche qui boite au début de la composition se dissout en eux à la fin. Le silence devient également le principal outil dans la création du flou sonore, un espace “ vital ” pour les nombreuses résonances (tantôt vraies, tantôt imitées, comme le souffle insonore) qui s’enchaînent les unes après les autres et se superposent en quantités impressionnantes (ex. 7), jusqu’à la perte des repères acoustiques et l’impossibilité de constater quel instrument joue et lequel résonne.


Même si la grammaire de Lachenmann se base en apparence sur des procédures musicales tout à fait traditionnelles et courantes, la logique de son langage est en réalité bien plus difficile à résumer. Les limites imprécises de ces champs sonores, puisque conditionnés par les résonances et l’étouffement naturel du son, par la perte des repères aussi bien acoustiques que visuels (si on parle de la partition), rendent difficile la question de la segmentation au sens traditionnel, à savoir de la segmentation temporelle. L’écriture de Lachenmann s’ordonne autour d’une segmentation bien plus complexe, qui englobe également les dimensions spatiales, par le jeu des oppositions entre le proche et le lointain, l’audible et l’inaudible, l’aigu et le grave, etc. La logique de la proximité contraint l’œuvre à se construire non comme une organisation micro-temporelle, issue des rapports internes, mais comme une organisation rythmique externe, c’est-à-dire une structure macro-temporelle, qui correspond pour Lachenmann à « un état et un processus »[12]. Sa conception du rythme est semblable à celle de Varèse: « Le rythme, en musique, donne à l’œuvre non seulement la vie, mais la cohésion. C’est l’élément de la stabilité... Ceci correspond davantage à la conception du rythme en physique et en philosophie, c’est à dire, une succession d’états alternatifs, opposés ou corrélatifs »[13]. Ce sont justement les effets inattendus et les contrastes rythmiques qui permettent à Lachenmann d’accentuer les différences sonores, d’intensifier les répétitions, de laisser résonner le son et d’obtenir la transparence des différents niveaux.


Lachenmann élabore avec une grande précision un véritable dictionnaire d’innombrables variations de modes d’attaques (rapide, fort, sec, doux, profond, sans résonance ou avec, plus ou moins prolongé, plus au moins étouffé, etc.) et de modes de jeux sur les instruments de l’orchestre (souffler les cuivres ou les bois sans produire les notes, jouer avec l’archet sur le chevalet ou sur le dos des instruments à cordes, faire un glissandi sur les touches de piano avec un gobelet en plastique, tirer lentement une balle en caoutchouc sur la membrane du tambour ou sur les cordes du piano, glisser la baguette en bois sur les bords des touches ou des tubes résonateurs du xylophone ou du marimba, etc.). La richesse de ces agencements lui permet d’obtenir une diversité étonnante du volume d’objets sonores et de leur qualités internes.


Tout en niant la tradition, Lachenmann ne l’exclut pas totalement. Il réutilise les pratiques musicales telles que les arpèges, les glissandi, les cellules mélodiques, les gammes, les lieux communs, mais il leur confère un tout autre but : dématérialiser le son, lui faire perdre ses contours et sa substance, par exemple exploiter les inspirations et expirations, graves et profondes, coupées, imprévues, non résolues…


3. Pour conclure


[…] Après l’analyse, nous nous reconstruisons, et nous jouissons alors d’une espèce de poésie, la poésie de la réorganisation, une poésie du projet existentiel recréé de zéro et répété avec un supplément de liberté. (Peter Sloterdijk)[14]


En résumé, la dématérialisation du son que cherche Lachenmann rend impossible la description d’une syntaxe de sa musique au sens linguistique et narratif. Ici, on peut évoquer une syntaxe plus spatiale que linéaire, qui se construit sur des foyers acoustiques flous et non sur des segments aux contours bien précis, au sens classique: on reconnaît à l’écoute la répétition des modes de jeu (même avec le changement d’instruments) et non des segments harmoniques, rythmiques ou mélodiques. Cette grammaire, basée sur la complexité du jeu instrumental, le déséquilibre rythmique et l’aspect aléatoire du résultat sonore (dû à l’impossibilité de déterminer toutes les variations des nombreuses résonances), constitue un élément actif de la déconstruction du matériau sonore, ayant pour but de lui offrir un “ nouveau souffle ”.


Il faut donc bien reconnaître la facilité cagienne de Lachenmann pour créer un nouveau langage. Car il est assez surprenant qu’il le fasse avec les seuls “ moyens du bord ”, à savoir des instruments tout à fait traditionnels, sans recours aux ingénieurs du son ni aux ordinateurs. Il arpente les nouveaux chemins de la musique contemporaine d’une manière singulière, très fructueuse. Comme peu de compositeurs de notre temps, il a réussi à révéler pleinement les potentialités extrêmes de la musique : la force et la fragilité, sa lourdeur et son aspect aérien, sa transparence et sa densité, son agressivité et son silence. Mais aussi, grâce à la séduction auditive de ses œuvres, résultat d’une création au sens fort et originel, Lachenmann nous invite à changer nos habitudes d’écoute, et dans un certain sens, nous pousse à élargir notre perception et notre compréhension de l’œuvre musicale contemporaine.


[1] H. Lachenmann. “De la composition”, Entretemps n° 10, avril 1992. P. 15.


[2] Il existe à ce propos une très belle citation d’Umberto Eco, dans son dernier roman Baudolino : « Il n’y a rien de mieux qu’imaginer d’autres mondes, pour oublier combien est douloureux celui où nous vivons. Du moins, c’est ce que je pensais alors. Je n’avais pas encore compris que, à imaginer d’autres mondes, on finit par changer aussi celui-ci. »


[3] H. Lachenmann. Article cité. P. 15.


[4] Entretien vidéo avec Michael Gielen (1993).


[5] Ibid.


[6] Ibid.


[7] Ibid.


[8] H. Lachenmann. Article cité. P. 15.


[9] P. Sloterdijk. Essai d’intoxication volontaire. Paris: Calmann-Lévy, 1999. P. 85.


[10] Le compositeur lui-même propose une autre distinction, celle de « textures » et de « structures sonores ». Les premières forment une sorte de « chaos », fait « d’une multiplicité d’événements hétérogènes isolés, produisant une impression globale statistique ». Les seconds génèrent au contraire un « ordre, formé de composantes sonores hétérogènes, produisant un champ de relations complexe pensé dans tous ses détails, et de la combinaison desquelles résulte, non pas simplement une impression statistique, mais une expression ciselée dans ses moindres détails, et dont la présence, cette fois, est intemporelle ». H. Lachenmann. “Quatre aspects du matériau et de l’écoute’’, Contrechamps/Festival d’automne à Paris, 1989. P. 108.


[11] « Das Stück ist ein möglichst “ zackiger ” March von Anfang bis Ende ».


[12] “De la composition”, Entretemps n° 10, avril 1992. P. 15.


[13] E. Varèse. Ecrits. Paris: Bourgois, 1983. P. 158.


[14] Loc. cit.


Schaeffer P. “ Varèse et le malentendu ”, Varèse vingt ans après…, La Revue Musicale n° 383-385, Paris: Richard-Masse, 1985.

Lachenmann H. “ Quatre aspects du matériau musical et de l’écoute ”, Contrechamps, Festival d’Automne à Paris, 1989.

Lachenmann H. “ De la composition ”, Entretemps n° 10, avril 1992.

Sloterdijk P. Essai d’intoxication volontaire (trad. Française Olivier Mannoni). Paris: Calmann-Lévy, 1999 (Munich, Carl Hanser, 1996).

Varèse E. Ecrits. Paris: C. Bourgois, 1983.

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