A propos du roman d’Anthony Burgess, traduction française Grasset, 1989 (1986)
Roman musical ou musique romancée ? Burgess ne se contente pas d’y incorporer ou d’y juxtaposer des éléments de différentes provenances. Il crée un style dans lequel on ne distingue plus où s’achève la littérature, et où commence la musique. Une telle symbiose, dans Pianistes, fait de cette écriture, riche en diverses allusions, un champ d’interactions, de jonctions accidentelles ou prévisibles entre les différents objets, sujets, états et mouvements dans un espace imaginaire et réel, corporel et sonore. L’histoire se construit en passant d’un temps à un autre, d’un axe à l’autre, d’un niveau à l’autre, d’un domaine à l’autre. Elle est maintenue par les coupures et les prolongements du principal leitmotiv (le clavier du piano, muet), par la polyphonie des thèmes musicaux (le statut du musicien de jazz, le rôle de la musique dans la société, les origines de la musique), par de nombreuses modulations (corps/musique) dans un ambitus extrêmement large. La richesse des divers renvois au monde sonore (de techniques ou styles musicaux : musique concrète, bruits, jazz, happening, jusqu’aux théories musicologiques : musique des sphères, musique de geste) couvre ce texte d’une sonorité presque audible (les notes sont « décrites » littéralement). Le but de Burgess ne se limite probablement pas à un jeu de jonctions : ne cherche-il pas plutôt la suppression de la dualité, à travers la littérature et la musique, la lecture et l’écoute, le spirituel et le corporel, la bassesse et l’élévation ? Comme si l’auteur voulait, dans le cadre restreint d’un roman, former un tout indivisible d’un monde épars au premier abord, une symbiose qui semble utopique, mais qui ne l'est peut-être pas autant.
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Roman musical ou musique romancée ? C’est une question peu originale quand on parle de l’œuvre d’Anthony Burgess, auteur à multiples facettes qui a créé un style dans lequel on ne distingue plus où s’achève la littérature, et où commence la musique. Une telle symbiose, dans Pianistes, l’œuvre que nous avons choisie comme sujet pour cette conférence, fait de cette écriture, riche en diverses allusions, un champ d’interactions, de jonctions accidentelles ou prévisibles entre les différents objets, sujets, états et mouvements, dans un espace imaginaire et réel, corporel et sonore.
En tant que musicologue, nous avons choisi de jeter un regard plutôt musicologique sur ce texte, et ce qui nous intéresse en particulier dans cette démarche, c’est la logique musicale du texte, les emprunts au monde sonore (qui sont nombreux), et surtout, le ou les éléments musicaux qui permettent de transcender le texte (autrement dit, l’histoire racontée), par comparaison avec l’œuvre musicale, dans laquelle le résultat sonore transcende toujours la partition écrite, et crée non seulement son propre sens (la musicologie du XXe siècle insiste beaucoup sur la perception musicale), mais aussi une ouverture vers un monde plus subtil (ou imperceptible, selon les termes de la nouvelle musicologie[1]). Ceci, nous le proposons sans vouloir limiter le texte des Pianistes, mais plutôt l’ouvrir à une multi-dimensionnalité qui n’exclut évidemment pas d’autres points de vue, tout aussi valables que le nôtre.
STRUCTURE
Si l’on parle de la musique, on aborde, comme base de départ de toute analyse, le temps et la structure, notions importantes pour Burgess lui-même. Il y a peu de formes musicales dans l’histoire de la musique qui n’utilisent pas le retour, la répétition. Ce n’est qu’au XXe siècle que les compositeurs ont commencé à travailler sérieusement l’idée du constant renouvellement. De ce point de vue, Pianistes est une œuvre tout à fait classique (Burgess aime la musique classique, et ses nombreuses références musicales issues des époques ne dépassant pas celle de Debussy ou de Saint-Saëns, prouvent son désintéressement rapide de l’avant-garde). La structure des Pianistes forme donc une « symphonie littéraire » (qui n’est pas la seule, comme on le sait, parmi les œuvres de Burgess). Elle est constituée de trois parties avec une introduction et un finale. L’introduction, lente (selon les règles symphoniques), se déroule dans le sud de la France, sur une terrasse de café, et ébauche déjà quelques futurs sujets : le narrateur, ou plutôt la narratrice, qui est une vieille dame anglaise surnommée la Belle Hélène (c’est le titre d’une opérette d’Offenbach), née Ellen Henshow, rencontre un jeune écrivain, Rolf Marcus qui, en contrepartie de la location d’une chambre, accepte d’écrire l’histoire de sa famille. C’est là qu’apparaissent les thèmes, très brefs, de son père Billy, et de son petit fils William :
« J’étais en train d’examiner un jour un exemplaire d’une revue musicale intitulé Gamme quand l’idée de faire quelque chose pour la mémoire de mon pauvre père m’est entrée dans la tête. Car la revue contenait une interview de mon petits fils le célèbre pianiste ainsi qu’une photographie sur laquelle il semblait fort beau. » (p. 11[2] ; nous soulignons)
Les qualificatifs des personnages à venir (« pauvre » et « célèbre ») rappellent l’exposition des thèmes dans l’introduction d’une symphonie musicale : ils offrent par avance le caractère et donnent le ton aux développements futurs. Ainsi l’expression « mon pauvre père » décrit le caractère aussi dramatique que triste de cette « ligne mélodique » du roman, tout en opposition à « mon petits fils le célèbre pianiste ».
Du point de vue musical, la première partie du texte fait appel à une forme sonate, propre à la symphonie classique. C’est la partie la plus importante, et elle est en effet la plus longue du roman. On y trouve, comme dans la sonate, deux thèmes parallèles et contrastés : le thème principal qui est le récit de la vie du père de la narratrice, Billy, et le thème secondaire, celui de sa fille Hélène (autrement dit, de la narratrice elle-même). Ces deux thèmes se développent, en correspondant également aux règles de la forme sonate, soit en opposition (le père est un élément actif, tandis que la fille est plutôt la spectatrice attentionnée des exploits de son père), soit comme un duo de complémentarités. Par exemple, la scène dans la chambre du père avec sa maîtresse, le mari de celle-ci, et le couple des propriétaires du logement est digne en effet des opéras de Mozart, avec ses fameux quatuors et quintettes à la fin des actes. Et comme dans la sonate classique, à la fin du mouvement, le second thème “change de tonalité” et prend de l’importance : dans le roman, c’est la mort du père qui permet à la fille désormais de passer au premier plan.
La deuxième partie du roman développe une écriture un peu différente. C’est un andante, construit comme un thème et variations. Le récit est présenté à grands traits, avec peu de détails, ce qui lui confie plutôt la fonction d’une partie de « passage », à l’image de tous les mouvements lents des symphonies classiques. Ici, on jette un rapide regard sur la vie adulte de la narratrice, de la Belle Hélène (d’ailleurs, cette rapidité nous confirme que l’attention de l’auteur se porte sur quelque chose d’autre que l’histoire tout court d’une vie, ou la saga d’une famille). On y trouve donc une suite ébauchée d’événements tels que son « complément d’éducation » au couvent à Bruxelles, qui se termine par une offre de travail dans un « établissement de divertissement destiné aux vieillards » à Rouen, en France, puis à Paris, dans la même sorte d’établissement mais cette fois-ci destiné aux « messieurs de tous les âges ». En quelque pages défilent son mariage précipité, le départ de son mari à la guerre, la naissance de son fils, qu’elle ne verra plus après son divorce rapide, enfin la reprise des mêmes activités professionnelles : elle crée une école d’amour (Schola amoris, qui est un renvoi à la Schola cantorum du Moyen-âge) à Singapour, puis à Londres. Tout cela traversé par les souvenirs de son père.
Si on la compare avec la première partie, la deuxième partie du roman, malgré le contexte de la guerre et l'échec d'une vie privée, donne l’impression d’une maturité et d’une stabilité émotionnelles, et d’un calme d’esprit impressionnant avec lequel les événements sont racontés. Tandis que le dramatisme de la première partie, consacrée à la vie de Billy, englobe bien plus que la vie ratée (disons, en apparence !) d’un seul homme (c’est un roman auto-biographique) : c’est une description de la condition d’un grand nombre de musiciens, surtout de musiciens dits « moyens » que Burgess qualifie de « joueurs de piano », à savoir des ouvriers de la musique, sans lesquels il n’y aurait eu ni musiciens de bar, ni musiciens de rues, ni accompagnateurs de cinéma muet de jadis.
Le troisième mouvement de cette symphonie littéraire, un menuet et trio, est consacré à la vie du fils de la narratrice, Robert (avec le thème de son père qui revient encore une fois), qui est une cavalcade d’histoires drôles que vit son fils par rapport à sa belle-mère et à sa femme. Selon les règles du menuet, cette partie est composée de trois épisodes : vie à deux (entre Robert et sa femme Edna), vie à trois (le trio), et un retour à la vie à deux (reprise du menuet). On trouve d’ailleurs, dans la partie du trio, la description d’une danse difficile à imaginer entre la belle-mère et un ours, dans une grange abandonnée quelque part dans la campagne italienne.
Et pour terminer, le finale bref et rapide résume et englobe en deux pages toutes les lignes structurelles, à savoir les vies des principaux personnages, en ajoutant la dernière touche, le personnage du petit fils de la narratrice, William. A travers lui, la finale devient l’accomplissement de la vie de son père, par qui le roman a commencé :
« Le gamin avait un instinct naturel que son père fit de son mieux pour cultiver et l’on peut dire que c’était enfin la réalisation du Don de la Famille. Cela faisait bien longtemps qu’il cherchait à se matérialiser, échouant avec mon papa et réussissant d’une manière bien tordue avec sa fille (une Manière Métaphorique, dit Petulia), échouant de nouveau avec Robert et puis éclatant comme une fleur s’épanouit avec le petit Billy. […]
Si seulement mon pauvre papa avait pu prévoir ça quand il s’acharnait dans son Marathon. Ça lui aurait peut-être rendu les choses plus faciles, et puis peut-être que non. Mais enfin rien n’a été gaspillé. Du sang d’un joueur de piano, pour ainsi dire, un Pianiste est né enfin ». (p.278)
Cette structure « musico-littéraire » (voir ex. 1) respecte également la logique des tempi d’une symphonie classique (vif-lent-vif), si on considère le « tempo » dans la littérature comme un enchaînement plus ou moins rapide des événements, leur force de présence, les imprévus, autrement dit, les surprises. Selon notre lecture, les tempi de Pianistes peuvent être les suivants : Largo, Allegro con fuoco (avec flamme), Andante grazioso, Presto concitato (agité), puis Meno mosso (moins animé).
IMPROVISATION
Si l’on considère la structure du roman, Burgess est donc d’évidence un amateur de musique classique, ayant en plus un goût prononcé pour le jazz. Ou plutôt, pour l’improvisation. Car tout son texte est une perpétuelle improvisation sur le plan de l’écriture, qui donne souvent l’impression d’une écriture chaotique, saccadée et peu soignée dans les détails. Les nombreux jeux de mots et détournements de sens sont une des particularités et font l’originalité de son style en général. Comme le dit Marc Porée[3] :
[…] la rouerie de la littérature au second degré n’a plus de secret pour cet incorrigible et angoissé farceur qu’est Burgess, dont le seul crime est de détourner les auteurs qu’il aime, lui qui s’ingénie à voir derrière chaque mot, derrière chaque situation, la trace trafiquée d’une citation, le souvenir parasite d’une référence […].
On peut reprocher à Burgess un déséquilibre, un manque de structuration à l’intérieur du texte, une écriture insuffisamment recherchée, mais cet apparent chaos lui permet peut-être de mieux travailler (ou d’évoquer) le niveau paradigmatique du récit. Par ailleurs, son intention portée davantage sur le processus d’écriture que sur le résultat, le rapproche de certaines idées compositionnelles du XXe siècle, comme celles de John Cage par exemple.
Dans Pianistes, les nombreux jeux de mots se font sur les noms des personnages. Par exemple, le nom de Jeremy Feldfloh, manager du père Billy, compte pas moins d’une vingtaine de variations en l’espace de quelques dizaines de pages (voir ex. 2). Ou encore, Burgess joue sur les noms de nombreux compositeurs : Greig au lieu de Grieg, Saint Sciant au lieu de Saint-Saëns, Paderouski au lieu de Paderewski, Bache au lieu de Bach etc., et surtout sur les titres des œuvres musicales. Parmi de nombreux titres de chansons, on trouve de façon dispersée les grandes œuvres classiques ; pour cette raison, même le lecteur non initié à la musique pourra apprécier les jeux de mots tels que (je parle ici de la traduction française) Ta Nauser, au lieu du fameux opéra Tanhauser de Wagner, un Caprichaud de Paganini au lieu d’un Capriccio, ou encore, parmi les termes musicaux, mode hyper frigidaire au lieu de phrygien etc… La quantité de chansons « à la populaire » citée dans le texte donne l’impression d’un texte qui se développe en parallèle. Certains sont probablement réels (il est difficile pour nous de juger en ne s’appuyant que sur la traduction française), certains créés par les personnages eux-mêmes du récit (nous avons non seulement une vraie partition à la fin du roman, mais également un vrai opéra à la fin de la première partie, dans un style populaire et engagé des années trente, créé par le père de la narratrice pendant le marathon du piano auquel il ne survivra pas). Tandis qu’une partie des titres sont des œuvres inexistantes qui rappellent plus les descriptions des happenings des membres de Fluxus, dans les années 60, que les vraies chansons (par exemple, le jeu de mots en anglais : I Scream, You Scream, We All Scream For Ice-Cream, p. 218). Burgess lui-même nous met sur cette piste à travers le récit d’Hélène :
« Si j’avais continué à écouter, je me serais mise à entendre mon papa jouer des airs qui n’ont même pas été écrits aujourd’hui. La Cicatrice que t’as sur le nez, la Grande Secousse par petits coups, les Prairies de la lune, Faut que tu te tires vite fait papa […]. » (p. 219 ; nous soulignons).
Parmi les « détournements » les plus significatifs figure la fameuse méthode de l’école japonaise Suzuki, qui est présentée dans le texte soit comme M. Sukiyaki (au début du récit), soit comme M. Yamasaki (à la fin). C’est une méthode qui consiste à apprendre très vite aux enfants à jouer de la musique, sans passer par les longs exercices :
« - On commence par les cordes à vides seules, et puis on ajoute une note à chaque fois ». (p. 55)
Burgess évoque ici également un problème courant dans le monde de la musique, à savoir la question des droits d’auteur :
« Mr. Yamasaki m’a emprunté la Méthode de mon papa à Singapour, mais je ne l’ai jamais revu et je ne peux rien prouver » (p. 281)
Ces nombreux renvois musicaux sont, dans le texte, comme des bribes des mélodies qu’on reconnaîtra dans le jazz, quand le jazzman se met à s’amuser à cacher le mieux possible ses emprunts, pour le plus grand plaisir du public qui les reconnaît malgré tout. De la même manière Burgess cache ses emprunts sous la forme de mots ou de notions approximatifs, en utilisant les deux techniques les plus communes dans toutes les musiques, la répétition et la variation. Pour la même raison il incorpore dans son texte les « grands récits » de l’histoire musicale (et même de la théorie musicale) en les présentant d’une manière volontairement simpliste et comique :
« - Qui c’est, Beethoven, papa ?
- Figure-toi que c’est un Allemand qui a écrit la plus belle musique du monde alors qu’il était sourd. » (p. 36)
Ou :
« […] ah oui Gesualdo, qui était un grand musicien en même temps qu’un grand assassin […]. » (p. 245)
Ou encore, sur la gamme pentatonique utilisée par Debussy :
« - Oui, Debussy, c’est-à-dire. Il avait pris ça aux Javanais ou des bougres de ce genre-là. C’est bien gentil, mais on ne peut pas en faire grand-chose ». (p. 50)
Cette improvisation sur des mots et des notions s’opère très naturellement et d’une manière assez convaincante, à travers la narration d’une fille qui n’a pas suivi de longues études, et qui, ayant une intuition plus développée que la raison, confond en fait très facilement des choses et des lieux:
« […] mais je ne compris pas, cela faisait partie de mon Charme, disait-il, de ne pas toujours comprendre les choses) […]. » (p. 213)
La narratrice présente son récit comme une perpétuelle approximation dans laquelle les détails comptent peu (bien qu’elle en donne beaucoup, ce qui est d’ailleurs un trait de caractère très féminin). Ce trait stylistique donne au tissu textuel du roman une allure en apparence assez superficielle, et en même temps fluide et changeante, comme si on regardait ou si on écoutait un tableau ou une partition impressionniste.
Malgré la forme du roman tout à fait classique, son style, basé sur des détournements (une sorte d’équivalence au remix ou au sampling, dans la musique populaire de notre temps) donne également une touche de postmodernisme musical qui s’opère par les nombreux emprunts et métissages de diverses origines. Cette richesse des traces musicales couvre le texte d’une sonorité presque audible. On trouve chez Burgess un aperçu de la musique concrète du XXe siècle, de la musique des sphères du Moyen-âge, des happenings (dans le style du pianiste Friedrich Gulda) et du théâtre musical, du style tintinnabulant du compositeur estonien Arvo Pärt, etc. Ces renvois musicaux propres à la deuxième moitié du XXe siècle sont racontés comme une farce et les amusements d’un pianiste : par exemple, quand il joue, en accompagnant les films dans un cinéma, avec « le cul de sa canette » de bière ou « son nez au beau milieu du piano pendant que ses deux mains s’affairaient aux deux extrémités du clavier », ou encore, « avec ses cuillers en bois » pour « obtenir un effet de mitrailleuse » (p.33). Ces renvois touchent donc à leur véritable nature, puisque la plupart des innovations de la musique contemporaine sont dus au hasard, et les plus grands innovateurs de la musique du XXe siècle n’étaient pas reconnus ou pris au sérieux à leurs débuts. Cette incompréhension de l’entourage, et la possibilité de transformation d’un petit musicien à chaque instant - autrement dit, la naissance d’un grande Artiste - sont présentes chez Burgess tout au long du roman :
« T’es trop Artiste, c’est ça qui ne va pas.
Mais papa était bel et bien un Artiste à sa manière. Il ne pouvait s’empêcher de vouloir jouer correctement, comme si les badauds qui venaient le zieuter en gobant les mouches connaissaient la différence entre ré majeur et allegretto non tropissimo. » […] « En un sens il était en train de devenir ce qu’il avait cru ne pouvoir jamais être, non plus un pianoteur mais un Pianiste, le pauvre malheureux. » (p. 182)
Et plus loin :
« Le joueur de piano n’était pas devenu pianiste, il était devenu Compositeur. » (p. 193)
HOMME et FEMME
L’apparente simplicité structurelle (la forme classique d’une symphonie) cache, en fait, d’autres lignes structurelles (voir ex. 3) qui soutiennent également le récit et ne sont pas moins importantes. Elles se superposent les unes aux autres et se développent de manière contrapuntique, créant un semblant de tissu polyphonique dans la musique. L’une d’elle développe l’aspect de ce qu’on appellerait ici « la condition humaine ». Elle englobe aussi bien le changement de statut personnel au long de la vie de chaque homme ou femme : fils - mari -gendre - père - grand- père ; ou fille - femme - mère - grand-mère, que la relation entre un homme et une femme : père - fille, mari - femme, fils - mère, gendre - belle-mère, etc.
Dans ce roman, tout est opposition ; chaque partie se développe par et à travers des oppositions : entre une fille et un père, entre une femme et un homme (le mari, entre autres), entre une belle-mère et un gendre, etc. Mais le but de Burgess ne se limite probablement pas à un jeu de jonctions dans le monde qu’il imagine et développe comme une multitude d’affrontements : ne cherche-t-il pas plutôt le dépassement de cette dualité ? Le dualisme entre un homme et une femme est transcendé par le fait que l’auteur voit le monde à travers les yeux d’une femme. Le narrateur est une femme. C’est donc à travers le regard d’un autre (fondamentalement l’autre) que Burgess construit son récit et, en quelque sorte, abolit la dualité par dilution, car ce n’est plus le regard d’un homme ou d’une femme. C’est un regard d’un homme à travers les yeux d’une femme. Et en lisant le roman, on ne sait plus qui regarde, puisque les hommes qui entourent le personnage principal, Hélène, sont décrits à travers les yeux d’une femme. Et, comme nous l’avons mentionné plus haut, l’approximation du récit offre à ce roman un trait particulièrement féminin que Burgess a su très bien maîtriser.
A travers d’autres jonctions - entre la littérature et la musique, la lecture et l’écoute, le spirituel et le corporel, la bassesse et l’élévation, Burgess cherche également une symbiose qui semble utopique, mais qui, peut-être, ne l’est pas autant que ça. Comme si l’auteur voulait, dans le cadre restreint d’un roman, former un tout indivisible d’un monde épars au premier abord.
MUSIQUE et AMOUR
La jonction entre musique et amour est également un axe moteur de ce roman. Tissés en filigrane tout au long du récit, ces deux thèmes sont traités séparément dans les deux premières parties (d’abord la musique, puis l’amour), et se retrouvent en une étrange symbiose à la fin de la troisième partie, quand l’un après l’autre, la musique et l’amour reviennent dans la maison du fils Robert et sa femme Edna. L’amour et la musique sont liés (ou plutôt transcendés) par la métaphore de « l’instrument » : l’instrument de musique (on rencontre ici le piano, le piano muet et l’orgue américain) et le corps humain en tant qu’instrument, idée affirmée par la narratrice tout au long du roman :
« - Une femme, c’est comme un instrument de musique » (p. 220)
« Le Corps Féminin n’est pas une tranche de foie qu’on achète chez le boucher. […] C’est plutôt comme un instrument de musique fait de chair et de sang qui a la musique qui attend à l’intérieur mais seulement pour les mains bien éduquées qui sauront l’en faire sortir. Qu’ils apprennent, les salopards. » (p. 129).
« Mon père, le professionnel du piano. J’ai été une professionnelle, moi aussi, comme mon papa, mais j’étais plutôt le piano que le joueur et ceux qui ont joué sur moi auraient, dans la plupart des cas, été bien embarrassés de manier ne fût-ce que des baguettes pour manger dans un restaurant chinois. N’empêche, ils payaient pour leur petit morceau de musique » (p. 21)
« Je décidai de ce qu’il faudrait enseigner et supervisai les Travaux pratiques dont le sujet était la Femme comme Clavier » (p. 228)
La jonction entre la musique et l’amour s'opère, dans le roman, à travers la notion de Rythme, à l’image d’une vibration immatérielle et omniprésente à travers laquelle tout devient musique :
« Et puis un soir, allongée sous un Yankee haletant, je vis comme qui dirait la lumière. L’espèce de Rythme de ce qui se passait me ramena, et c’était fort étrange, au Marathon de mon pauvre papa. » (p. 218)
A partir de la notion d’instrument, Burgess va donc plus loin et développe d’abord l’idée d’une musique cachée dans le corps humain :
« Ce Robert Show fut donc le premier auquel je pus enseigner sérieusement et lentement et en Grand Détails la musique qui se cache à l’intérieur des femmes en attendant d’en être tirée par l’homme désireux d’apprendre à le faire, comme ceux qui veulent jouer du piano sont prêts à apprendre le piano » (p. 226 ; nous soulignons)
Cette idée renvoie à Boèce : la musica humana était une métaphore utilisée par Boèce dans son célèbre traité, L’Institution musicale, pour exprimer les rapports harmoniques existant entre le corps et l’âme. Ne s’arrêtant pas non plus sur le corps, Burgess élargit encore une fois sa vision de la musique :
« L’amour est un art comme la musique. Comme la musique, l’Amour s’apprend. La femme est un instrument sensible. Convenablement traitée, elle peut produire les plus célestes harmonies » (p. 229 ; nous soulignons)
On aperçoit donc ici, se faisant comme en filigrane, une ascension lente tout au long de ce récit, à partir du bas, des passions et des souffrances du corps humain et du niveau matériel de la musique (sa notation), vers le haut, l’abstraction, l’amour universel, vers les célestes harmonies. Les « célestes harmonies » ont un double renvoi à l’époque du Moyen-âge. Tout d’abord, au même traité de Boèce, dans lequel la musica mundana ou la musique des sphères (que Platon mentionne également dans son Timée) est un genre d’une musique inaudible, produite par la rotation des sphères célestes. Selon cette vision de Boèce, la musique est une réalité qui dépasse le cadre étroit du phénomène sonore. Burgess, quant à lui, décrit la musique des sphères en tant qu’une provenance « non terrestre » de la musique :
« Ton père se mit à jouer un morceau de musique dont j’étais certaine qu’il était de lui et dont j’étais également certaine que nous l’entendions tous pour la première et la dernière fois. Je suis également convaincue que la musique, si tu me comprends, provenait d’une source peut être divine où peut être diabolique. […] C’était dans l’ensemble une musique remarquable. Éthérée, elle n’avait pourtant rien de faible ni de moribond. C’était la musique des Sphères » (p. 202 ; nous soulignons)
Deuxièmement, les « musiques célestes » renvoient à la notion utilisée par une compositrice, mystique et écrivain allemande du Moyen-âge, Hildegarde von Bingen. Toutes ses symphonies, elle les appelait les « harmonies célestes ». On retrouve également, à travers cette comparaison, une jonction interne entre le niveau syntagmatique du texte, une évolution en forme symphonique du roman, et son niveau paradigmatique, dans lequel se cristallise l’idée d’une musique des Sphères. C’est là que l’image d’un clavier muet, utilisé tout d’abord par la narratrice, et plus tard par son fils Robert, acquiert une fonction d’outil de cette démarche d’ascension, à partir d’un niveau élémentaire de la musique (de notes décrites) vers un niveau supérieur :
« - Eh ben, t’as qu’à imaginer qu’on est devenus sourds tous les deux, ma fille, et les sons, essaye de les entendre à l’intérieur de ta tête » (p.36)
« […] il s’asseyait de telle manière qu’elles ne puissent éviter de voir ses doigts courant comme l’éclair tout au long du clavier muet. Il travaillait ainsi une heure et demie chaque soir […], la musique que ses mains jouaient en silence, résonant très clairement à son esprit, et il me dit que c’était un plaisir bien réel et qu’en un sens il profitait mieux qu’il n’eût fait du vrai piano […] » (p.242)
Pour conclure, l’histoire de Burgess se construit par superpositions, en passant d’un temps à un autre, d’un axe à l’autre, d’un niveau à l’autre, d’un domaine à l’autre. Elle est maintenue par les coupures et les prolongements de ses principaux motifs et leitmotivs, par la polyphonie des thèmes musicaux et littéraires, par de nombreuses modulations dans un ambitus extrêmement large. Pour dire en fait une chose aussi simple que vraie : qu’il y a toujours quelque chose qui transcende la vie d’un seul homme, comme il y a toujours quelque chose qui transcende une œuvre musicale.
[1] Voir par exemple Matthieu Guillot, Dialogues avec l’Audible. La neige, la voix, présences sonores, Paris, L’Harmattan, 2006.
[2] Traduction française : Grasset, 1989.
[3] Laffont- Bompiani, Le Nouveau Dictionnaire des Auteurs, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 505-506.
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