I. Entre le Sacré et le New Age
L’œuvre d’Arvo Pärt est déjà depuis longtemps classée dans le tiroir des “musiques spirituelles” du XXe siècle, rentrant parfaitement dans le cadre du postmodernisme, soucieux de retrouver l’auditeur perdu par la modernité. Malgré cela, il est encore difficile de parler avec précision de ce type de musique : la religion, devenue l’expression d’un choix parmi d’autres, et non une réelle preuve de foi, ainsi que de nombreux cas de “musique religieuse sécularisée”, ont rendu les notions de “sacré” et de “musique religieuse”, telles qu’on les entend en général, assez floues et plus qu’ambigues. On sait bien que même l’utilisation des textes Bibliques – jusqu’ici le signe le plus évident de la connotation religieuse de l’œuvre – n’apporte plus la preuve d’une authentique inspiration religieuse pour beaucoup de compositeurs contemporains (comme Mauricio Kagel, par exemple).
Arvo Pärt, quant à lui, adopte une position tout à fait contraire : toutes ses œuvres sans exception – qu’elles soient basées sur des textes profanes ou sacrés, sur des formes majestueuses ou de vraies petites miniatures sonores (telles que Für Alina) – semblent relever de l’expression de sa foi religieuse. Rempli de la même substance suspendue du tintinnabulisme, son style original créé au milieu des années 1970, ses créations musicales expriment sans doute plus son intuition spirituelle que la véritable représentation d’un contenu religieux identifiable. Elles communiquent, sans ambiguïté, la clarté de sa vision du monde, nourrie de l’intimité de ses propres réflexions sur le mystère divin.
En cultivant à nouveau le caractère sacré de l’art, le compositeur reprend le chemin inverse : il cherche à faire renaître le concept du beau, perdu vers la fin du XVIIIe siècle par la figure romantique du génie. Par conséquent, il s’efface lui-même devant l’idéal de formes parfaites, ce qui rend sa musique tout ce qu’il y a de moins personnel, sans l’empêcher de revêtir un caractère intime.
Jetant profondément l’ancre dans les eaux de l’aube de l’histoire musicale européenne, Arvo Pärt manipule sans préjugés et avec beaucoup d’aisance quelques principes choisis dans le passé. Ainsi, se situant dans une continuité historique, il affirme sa place dans le monde moderne en proposant sa propre version de la spiritualité. Celle-ci apparaît comme tel grâce à son style primitif, caractérisé par l’absence d’ornement et de superflu, par la simplicité rythmique et la monotonie du mouvement (réduit à des variantes des mode médiévaux dans la plupart des cas), par la répétition et la variation du système, par les vibrations paisibles des accords parfaits.
Cependant, il semble qu’une telle spiritualité se destine plus à un bien-être (rentrer en harmonie avec la nature, avoir des “vibrations positives”) et à une sorte de relaxation, chers à l’esprit du New Age, qu’à des recherches compositionnelles sur les capacités acoustiques et les richesses internes du son. Suivant en apparence les pas de Giacinto Scelsi (1905-88) qui effacera la note au profit du son, Pärt, contrairement au compositeur italien, ne possède pas cette curiosité technique qui ferait de sa création une innovation permanente.
L’oreille de l’auditeur reconnait les divers débris issus de plusieurs siècles de l’histoire musicale européenne, et ne retrouve en fait de cela que la manipulation combinatoire des moyens, qui se fond dans un syncrétisme propre à l’esprit du temps. Aussi se retrouve-t-elle finalement en présence d’une trompeuse illusion du beau, revêtue d’une aura de “nouvelle spiritualité”, comme de beaux décors masquant le vide, qui ne font à la longue qu’irriter par trop de plaisir et trop peu d’intelligence.
II. Le vieux neuf
Le XXe siècle n’a pas créé, en fait, de canons de la musique religieuse, et Arvo Pärt ne participe pas non plus à cette tâche-là. Il devait donc, au début de son style tintinnabuli, se confronter assez fortement aux problèmes des moyens techniques. La même époque des années 70-80 était également marquée par l’intérêt grandissant pour les musiques traditionnelles. Ici encore le retour à la simplicité, le primitivisme originel, le minimalisme, la réduction du matériau sonore à quelques notes et à quelques variantes du folklore ancestral représentaient une source d’inspiration importante. C’est précisément la voie qui a été empruntée par un contemporain d’Arvo Pärt, le compositeur lituanien Bronius Kutavicius (né en 1932).
Arvo Pärt, quant à lui, a choisi le chemin de la « régression » (Th. Adorno), commencé déjà par Igor Stravinsky avec ses nombreux retour à, et a pris place parmi les compositeurs que l’on pourrait appeler “les victimes du passé”. Il exploite en effet très ouvertement les formes et les principes des siècles lointains, comme les techniques modales du chant grégorien du Moyen Age, et la polyphonie de la Renaissance, en particulier franco-flamande, du XVe siècle. Ainsi le contrepoint aux consonances d’accords parfaits et les lignes diatoniques deviennent les principaux outils de son langage musical.
Produire de simples copies aurait cependant été insensé ; Pärt pratique alors une sorte de collage des conceptions compositionnelles. L’histoire musicale étant extrêmement riche d’idées, elle devient dans les mains du compositeur une mosaïque de pièces de valeur, détachées, rassemblées à sa manière. L’arrachement des divers éléments à leur contexte d’origine fait disparaître non seulement leur signification, mais aussi leur force et leur suggestion originelles : par exemple, la gamme descendante, expression de la douleur profonde, utilisée déjà dans les Messes médiévales, à l’époque où la religion faisait partie intégrante de la vie, et où la conscience du péché prenait les dimensions d’une peur existentielle, devient chez Pärt un outil parmi beaucoup d’autres. On retrouve en effet cette gamme dans la plupart de ses compositions, qu’elles soient profanes (comme Cantus) ou écrites sur des textes religieux (comme Miserere).
Si la manipulation des moyens donnés dans le temps et l’espace de l’œuvre résume la pensée, en quoi donc consistera la nouveauté de cette musique ? Son intérêt réside, en fait, dans les silences (!), dans les coupures et les changements inattendus succédant aux récitations monotones. C’est là que l’art du collage (très différent de celui que Pärt a pratiqué avant les années 1970), exécuté avec finesse aussi bien sur l’axe vertical qu’horizontal du matériau sonore, prend toute son importance.
Quel but, sinon hédoniste, peut poursuivre ce “cubisme de la (fausse ?) spiritualité”, déconstruisant et reconstruisant les œuvres selon des règles fixées, sans pour autant créer de nouvelles valeurs ? « On fait du neuf avec du vieux, alors on fait du vieux neuf », disait avec malice Vladimir Jankélévitch[1]. Et pourtant, on ne peut pas nier l’effet éblouissant des premières œuvres de Pärt, comme on ne peut pas passer sous silence la triste multiplication des dernières.
Le dilemme devant lequel se trouvent aussi bien l’auditeur que le chercheur réside dans le changement fondamental intervenu entre les premières et les dernières œuvres du style tintinnabuli : si les premiers essais, encore tâtonnants dans la capacité du nouveau style, étaient une bouffée d’air frais et l’exemple réussi d’une véritable authenticité dans le contexte de la complexité de l’époque, les dernières œuvres, en revanche, donnent une impression de recettes bien rodées et de formules toutes faites, avec lesquelles le compositeur manipule sans scrupule l’oreille de l’auditeur. Or à partir du moment où celui-ci soupçonne d’être pris comme cible en tant que pur consommateur, il s’installe une relation unilatérale de tricherie, dans laquelle le perdant, naïf, est évidement celui qui écoute.
III. L’œuvre : modèle de la lamentation
Le Miserere, composé en 1989/1992 sur le texte du Psaume de pénitence de l’Ancien testament (avec un extrait du Dies irae issu de la « Commémoration des morts » de la Messe, introduit entre les V-ième et VI-ème versets du Psaume), est construit suivant la tradition des Psaumes chantés, pratiqués déjà par les Juifs, et repris par les premiers Chrétiens : la forme musicale est déterminée par les versets du Psaume, que Pärt suit avec précision en conservant même l’ancien principe, qui consiste à ne pas faire se succéder les versets les uns après les autres. Chaque verset constitue ainsi une partie et se termine par une sorte de “cadence”, appelée dans la psalmodie ancienne une “réponse” ou “antienne”. Chez Arvo Pärt ces “cadences” varient entre quelques notes (par exemple verset VI) et plusieurs mesures (verset XI). L’analyse suivante sera destinée à montrer comment, en utilisant les anciennes techniques compositionnelles, Pärt construit une œuvre contemporaine.
Le thème du péché, traité par le Psaume de pénitence, détermine la macro-structure et la logique globale du développement du Miserere. Toute la composition pourrait donc être considérée comme une lamentation, avec son point culminant, le Dies irae. Voici la traduction du texte latin (jusqu’au verset XV, chiffre 37) :
III. O Dieu, aie pitié de moi, dans ta bonté ; – selon la grandeur de tes miséricordes, efface mes fautes,
IV. Lave-moi complètement de mon iniquité – et purifie-moi de mon péché.
V. Car je reconnais mes iniquités, – et mon crime est sans cesse devant moi,
Jour de colère, ce jour-là, qui réduira le monde en cendres ; David l’atteste, et la Sybille.
Ah ! quelle terreur régnera, lorsque le Juge apparaîtra pour tout trancher avec rigueur.
La trompette au son terrifiant, jetant l’appel parmi les tombes, nous poussera tous devant Dieu.
O mort ! ô nature ! interdites, quand surgira la créature, tenue de répondre à son Juge !
Le livre achevé sera lu, où tout se trouve consigné pour ouvrir le procès du monde.
Lors donc que siégera le Juge, tout secret se révélera ; rien ne restera impuni.
Que dirai-je alors, malheureux ! A quel avocat recourir, si le juste à peine résiste.
Jour de colère, ce jour-là, qui réduira le monde en cendres ; David l’atteste, et la Sybille.
VI. J’ai péché contre toi, oui, contre toi seul – et j’ai fait ce qui est mal à tes yeux,
De sorte que tu es juste dans ton arrêt, – et irréprochable dans ta sentence.
VII. Mais vois, j’ai été enfanté dans l’iniquité, – c’est dans le péché que ma mère m’a conçu !
VIII. Et cependant tu aimes à trouver la vérité jusque dans nos entrailles, – et tu enseignes la sagesse au plus intime de l’âme.
IX. Purifie-moi avec l’hysope et je serai sans tâche, – lave-moi et je deviendrai plus blanc que la neige ;
X. Dis-moi une parole de joie et d’allégresse, – et mes os, par toi brisés, tressaillirons !
XI. Détourne ta face de mes fautes – et efface toutes mes iniquités.
XII. Crée en moi un cœur pur, ô Dieu, – renouvelle dans ma poitrine un inébranlable bon vouloir ;
XIII. Ne me laisse plus m’éloigner de toi, – ne me retire plus ton esprit de sainteté,
XIV. Rends-moi la joie de ton salut – et soutiens-moi par une volonté généreuse !
L’idée de la lamentation, qu’on peut considérer comme le modèle structurel du Miserere, détermine la courbe mélodique générale de l’œuvre, qui est une fluctuation permanente entre le haut et le bas. A l’image de la douleur physique, celle-ci atteint ses points culminants, dont le “sanglot irrépressible” devient la partie du Dies irae, encadré par les versets V et VI (récitation de la voix de basse descendant dans les profondeurs). Pärt, utilisant une sorte de “description” musicale, le modèle naturel des pleurs, ne suit donc pas la tradition des anciennes psalmodies (leur dessin mélodique se composait d’une intonation ascendante, de la récitation (teneur), d’une petite césure (flexe), d’une cadence (médiante) et de la terminaison ramenant à la finale), exceptée la relation entre texte et musique. Le même principe de fluctuation s’applique également aux changements de densité (entre une voix et plusieurs) et de dynamique, dont le schéma simplifié représentera la suite p-mp–mf-ff-p-mp-p-mf–f.
Le texte du Psaume est constitué de trois parties, qui influencent plus ou moins le contenu musical : la prise de conscience du péché (versets III-VI), la volonté de “justifier” son péché (versets VII-VIII), et la supplication (versets IX-XIV). Le caractère des figures mélodiques suit cette progression : les premiers versets sont marqués par une extrême monotonie, avec des intervalles plutôt descendants, rendant la récitation du chanteur plus qu’austère : par exemple, la partie vocale du troisième verset qui ouvre l’œuvre se réduit à quatre notes, que l’on peut considérer comme l’ornement d’une seule – le mi initial. Dans les versets VII et VIII à l’inverse, la direction ascendante commence à s’installer en parvenant à un certain équilibre avec les mouvements descendants des derniers versets (de la partie ici analysée).
III. 1. Les “inclusions”
Le Dies irae, décrivant l’horreur du “Jour de colère”, constitue une évidente inclusion textuelle et musicale, principe largement utilisé au Moyen-Age (par exemple, les motets entés permettaient l’incorporation des mélodies de chansons de trouvères). Celle-ci explique l’étrangeté musicale du Dies irae, fortement contrastant avec le reste de l’œuvre par sa longueur, son contenu sonore et sa “propre” introduction, le V-ième verset (le seul à ne pas avoir de “cadence”) : étant la dominante (sur mi) par rapport au la du Dies irae, elle souligne l’importance de cette partie et indique sa place exceptionnelle.
Le Dies irae est constitué de huit cycles de gammes descendantes, toutes construites à partir du mode de la. Chaque cycle commence de manière identique et correspond à une phrase du texte. Le Dies irae étant riche en techniques polyphoniques médiévales et de la renaissance, empruntées ici par Arvo Pärt, nous allons énumérer celles-ci :
1. l’alternance de deux modes rythmiques médiévaux, le trochée (longue-brève) et le ïambe (brève-longue) (ex. 1a *) comparable à l’organum Pascha nostrum (ex. 1b).
Exemples 1a, 1b
2. la superposition (contrepoint rythmique) du même mode rythmique, l’un étant en augmentation (maxime-longue) par rapport à l’autre (longue-brève) (voir ex. 1a). Le même principe était utilisé dans le Gloria de Ciconia (ex. 2).
Exemple 2
3. la superposition de deux modes différents (trochée et ïambe), l’un étant en augmentation (ex. 3). Ici encore Pärt utilise une combinaison possible de quelques principes modaux de base.
Exemple 3
4. L’exemple 4a présente la technique du Stimmtausch (changement des voix) largement utilisée dans la musique médiévale, qui consiste à faire passer la suite de la mélodie aux voix avoisinantes. Pour comparer, nous avons choisi un extrait de l’ Alleluia posui adiutorium de Pérotin (ex. 4b).
Exemples 4a, 4b
5. Les exemples énumérés ci-dessus contiennent également les principes de la technique d’isorythmie et d’isomélodie : le mouvement se construit dans le système des ostinatos, à savoir la répétition de cellules rythmiques (talea) et mélodiques (color).
Le mélange de ces techniques peut produire un certain nombre de combinaisons, parmi lesquelles Pärt n’utilise que quelques-unes. Pour le Dies irae, il choisit les modes rythmiques médiévaux les plus simples (les premier et deuxième), dont l’alternance permet de créer un mouvement répétitif et à la fois syncopé, alors que dans les versets, il utilise de façon plus ou moins développée quatre autres modes rythmiques médiévaux (dactyle, anapeste, spondée, pyrrhique).
La deuxième inclusion du Miserere est instrumentale (entre les versets XIV et XV), composée dans l’esprit de la musique baroque, et ayant également sa propre cadence, comme tous les versets. Ici, on reconnaît facilement une imitation des figures mélodiques alla J.S. Bach (ex. 5). Par contre, en ajoutant le triangle à l’orgue, l’instrument principal de cette partie, Pärt prend tout de suite sa distance avec la musique de son illustre modèle. Comme la première inclusion, celle-ci contraste fortement avec le reste du matériau sonore, non seulement par le style de son développement (homophonique), mais aussi par l’absence des coupures et des silences. Les deux inclusions représentent ainsi des parties monolithiques faites d’un flux sonore incessant.
Si la première inclusion pouvait être considérée comme un “sanglot de la lamentation”, marqué par une densité sonore impénétrable, une fluctuation insistante, presque obsessionnelle par son retour permanent au même point (le la), la deuxième semble être une expression de “l’espoir retrouvé” et de la joie, qu’expriment le choix des timbres (triangle, tambourin, les bois), le caractère insouciant du contenu musical (avec des figures rythmiques “dansantes”), et le texte qui la précède : « Rends-moi la joie de ton salut – et soutiens-moi par une volonté généreuse ! ». Les “fanfares” des trompettes, qui retentissent dans la cadence, revêtent également une signification biblique. Pärt marque ainsi de manière très différente les deux états extrêmes de l’âme, l’œuvre entière devenant l’espace du combat et des hésitations de l’esprit chrétien.
III. 2. Les versets : comparaison des techniques
Exceptées ces deux inclusions, le reste du matériel sonore se construit par de courtes séquences, développées différemment selon le verset. Ce principe, propre à l’organum, permettait à l’origine de gérer la respiration des chanteurs et de faire ressortir le sens du texte. En comparant l’exemple de Arvo Pärt (ex. 6a) et le Viderunt de Pérotin (ex. 6b), on retrouve le même procédé, mais pas le même but ni le même résultat : les brèves coupures de Perotin allègent le mouvement, lui offrant une respiration égale et un caractère presque dansant[2]. Chez Pärt en revanche, les coupures enterrent le son dans les profondeurs des silences. Contrairement à Pérotin, elles servent à donner un aspect statique et à couper la directionnalité du développement sonore. Dans certains versets (par exemple les mesures 3 et 18 du verset III, voir ex. 7), le statisme est renforcé par les procédés de miroirs, technique largement utilisée dans les fugues baroques et très exploitée par Pärt ; dans d’autres versets, par la modalité.
Exemples 6a, 6b
Le principe de l’alternance entre la voix et l’instrument, observable au début de l’œuvre (ex. 7), ainsi que dans les versets IV, XI, XII et XIV, est une technique utilisée dans la psalmodie responsoriale, alternant de la même manière les parties soliste et chœur. La touche personnelle du compositeur, qu’il utilise de la même manière d’une œuvre à l’autre, se caractérise par la conjugaison de voix monotones ne dépassant pas l’intervalle de tierce, avec des sauts aux accords parfaits. C’est justement le contraste entre la monotonie de la récitation sur une note, et l’espacement de plus d’une octave et demi dans la partie instrumentale, qui accroît l’intérêt et donne à l’œuvre un aspect de contemporanéité.
Exemple 7
Pärt s’approprie également la technique du hoquet de l’Ars antiqua, née environ vers 1200, qui consiste à alterner les voix entrecoupées par des silences, passant rapidement d’une note à l’autre (ex. 8a). On retrouve ce principe dans le motet Lasse ! Je sui en aventure (ex. 8b) de Guillaume de Machaut. La modification opérée Pärt consiste à développer ce procédé sur le verset entier, alors qu’il n’était utilisé à l’époque que par petites séquences, à des endroits précis comme par exemple dans les cadences. Machaut fut une exception en osant développer un hoquet instrumental assez long sur la teneur David.
Exemples 8a, 8b
L’exemple de l’utilisation du hoquet chez Pärt est très significatif, puisqu’il reflète le procédé avec lequel le compositeur construit chaque verset comme une entité close sur elle même, avec son propre principe technique (ou la combinaison de différents principes compositionnels). De ce fait, il s’approprie très librement divers outils, les manipule selon ses règles en les personnalisant, bien que parfois, malheureusement, de manière assez banale (comme l’imitation extrêmement primitive dans les versets XI et XIV). Le verset V exploite par exemple la technique du canon ; le verset VI (et VIII, en partie), celle du bourdon, à l’image du bourdon médiéval, dans lequel une basse servait de fondement (de “pédale”) à une ou plusieurs voix données ; les versets XI et XIV, celle de l’imitation, dont les motets caccia de la fin du XIVe siècle étaient riches ; les versets III et XIV, celle du miroir ; le verset IV, celle du hoquet ; le verset XI (chiffre 31), celle des mouvements parallèles, souvent utilisés par J.I. Obrecht au XVI-ième siècle, etc.
Miserere contient également un effet très réussi de résonance artificielle (le verset X, ex. 9) : la soprano, en ajoutant une seule syllabe au-dessus de chaque courte séquence, crée une forte impression de “voûte sonore”, ressemblant à la résonance acoustique de l’église, et simultanément à l’expressivité des soupirs romantiques. Cet effet peut également être interprété comme un prolongement du thème général de l’œuvre, la lamentation, au niveau microstructurel. Les versets X et XII donnent des exemples peu différents de la même technique et produisent une impression semblable.
Exemple 9
La comparaison entre les anciennes techniques de la musique vocale et celle de Pärt serait incomplète si l’on ne mentionnait l’étroitesse de la relation entre le texte et la mélodie vocale. Sans en faire l’analyse approfondie, on remarque quelques symbolismes dans la prononciation de certains mots : par exemple, pecatum, le péché (traduit différemment selon le contexte), est souligné par un intervalle de sixte ascendante (chiffre 7, voix d’alto), une quarte descendante (chiffre 9, voix de soprano), une quarte ascendante, (chiffre 22, voix de ténor), une septième ascendante (chiffre 29, voix de basse, passant à la soprano) ; ou encore, le mot spiritum, l’esprit, est répété deux fois (chiffre 33 et 34) d’une manière ascendante ; sans parler de la règle presque généralisée (à l’exception des syncopes volontaires) de psalmodier le texte latin sur le modèle des chants grégoriens, dans lesquels le texte déterminait le rythme et la courbe mélodique. Par exemple : mi-se-re-re (longue-brève-longue-brève) ; De-us (longue-brève) ; se-cun-dum (brève-longue-brève), etc.
III. 3. Le jeu rationnel des oppositions
Le rôle fondamental des silences dans la musique d’Arvo Pärt a été maintes fois abordé, aussi bien par compositeur lui-même dans divers entretiens[3], que par la plupart des travaux qui se sont penchés sur cette musique. Il serait donc peu utile d’élargir cet aspect.
Dans le Miserere, les silences accomplissent un rôle structurant dans le développement des séquences ; ils offrent également une sorte de fond pour le recueillement et l’équilibre, si l’on suit toujours notre idée de départ, la lamentation. Mais aussi, et c’est le point le plus important, ces silences rentrent parfaitement dans le système assez complexe du jeu d’oppositions, qui constitue le principal outil de Arvo Pärt dans son Miserere : entre la polyphonie et une apparence d’homophonie, entre la modalité et la tonalité, entre les parties coupées par les silences et les flux continus, entre la récitation sur une note et l’espacement des accords, entre les pianissimo et fortissimo, entre la finesse d’une voix solo et la densité de plusieurs voix accompagnées par les instruments, et finalement, entre le son et le silence. Le jeu de telles oppositions permet, d’un côté, de créer de forts contrastes, de l’autre, de cacher les techniques “d’origine” en les éparpillant par petits éléments, et en les détournant ainsi de leur rôle et de leur contexte originels. Ces oppositions, par conséquent, permettent d’éviter la monotonie qui serait certaine si Pärt utilisait les mêmes principes dans leur totalité : les coupures par petites séquences, par exemple, propres aux premiers organum, acquièrent un autre sens et une autre dimension lorsqu’elles se retrouvent dans le contexte de la polyphonie complexe de la renaissance et du style homophonique baroque.
Nous sommes donc devant une construction tout à fait rationnelle et calculée, refermée sur elles même à travers ses procédés horizontaux et verticaux, malgré le modèle général de la lamentation, basé sur de la pure physiologie. Aussi le Miserere n’a-t-il pas pour but de “ranconter l’histoire” (sacrée), mais de construire avec une matière tout à fait prosaïque un discours émotif qui est l’expression de l’angoisse, de la plainte, de la douleur.
Miserere ne rentre donc dans la catégorie des œuvres sacrées du XX-ième siècle que par son thème, son texte et le modèle de la lamentation. Mais du fait que l’œuvre ne repose pas sur une technique originale destinée au seul endroit de la musique religieuse, la notion de sacré demeure toujours ambiguë.
IV. Une spiritualité alternative
En écoutant les étranges mélanges de Arvo Pärt, ces symbioses osées entre l’organum et les figures baroques, entre les lignes expressives de la renaissance et les récitations psalmodiques retenues, l’on se rend compte finalement de la beauté de la musique des siècles passés, mais aussi, en même temps, d’une simplification exagérée de ce passé, et donc peut être de l’histoire musicale en général. Nattiez a écrit que « le compositeur postmoderne fait appel aux styles et aux normes du passé par souci de communication »[4]. Et il ajoute qu’ « il ne peut le faire qu’avec ironie ». Si le souci de communication est celui d’Arvo Pärt, ce n’est pourtant pas le cas pour l’ironie. Posant son regard réducteur sur la musique, il cherche avec une passion apparemment sincère la beauté des consonances et des accords parfaits, s’émerveillant à la façon d’un “doux rêveur” devant les vibrations mystiques et symboliques des cloches. Le sacré apparaît en fait chez lui comme le trésor de notre héritage, qui n’a que peu à voir avec la religion. L’émotion avec laquelle l’on regarde un chef d’œuvre de Piero della Francesca, ou la nostalgie et la tendresse que l’on ressent en caressant une vieille commode de notre ancêtre, provoquent également le même sentiment de grâce. Serait-ce cela que Pärt cherche à nous communiquer ? En ce cas, il nourrit ce qu’il serait juste d’appeler une spiritualité alternative, qu’il souhaitait originale, mais qui s’est banalisée en répondant merveilleusement à la soif de bien-être de ses contemporains.
* P.S. Pour les exemples musicaux cf. le n° de la Revue.
Notes
[1] Emission radiophonique, 1959.
[2] Se référer au CD : Perotin, ECM 1385, The Hilliard Ensemble, 837 751-2, 1989.
[3] Voir, entre autres, McCarthy, J., “An Interview with Arvo Pärt”, Contemporary Music Review, 1995, vol. XII, n°2.
[4] Nattiez, J.-J., Le combat de chronos et d’orphée, Paris, Christian Bourgois, 1993, p. 161 ; nous soulignons.
Comentarios